Avec le séisme du «Daniel Gate» qui secoua l’ensemble du système politique marocain au cours de l’été dernier, c’est une éruption, un choc révélateur de tensions sous-jacentes. L’événement porte en lui-même la marque du temps présent. Sensibilité du thème de la pédophilie, une biographie mouvementée du « monstre de Kénitra », en rapport avec des conflits régionaux, et différents services secrets, navigant entre l’Irak, l’Espagne et le « refuge » marocain. C’est aussi une forte reprise des réseaux sociaux dans la mobilisation. Ce qui était nouveau ce n’était pas la grâce contestée, mais plutôt la force inattendue de la réaction. Et ce qui me paraît révélateur, c’est l’effacement de la quasi-totalité de la classe politique, (gouvernement et opposition compris), et le face à face entre le roi et le mouvement de contestation spontanée. L’événement me semble confirmer de manière accentuée, une structure qui marque le paysage politique marocain. Àsavoir une forte polarisation entre une culture du consensus, et une culture de la contestation.
Ce phénomène remonte à la réorientation de l’institution monarchique à partir de l’expérience de «l’alternance associée au compromis» (at-tanâwoub at-tawâfouqî), illustrée par le gouvernement d’Abderrahmane El Youssoufi, nommé par Hassan II en 1998. Trois traits majeurs : conserver les décisions à caractère stratégique, associer la classe politique sur la base d’un système électoral qui favorise la segmentation et adopter une politique plus souple par rapport aux différents espaces d’expression des revendications collectives. Ce qui explique la floraison de différents mouvements impliquant diplômés chômeurs, différentes catégories professionnelles et régions marginalisées du Maroc profond, en quête d’infrastructures, d’écoles, de santé et d’emploi.
C’est cette structure qui a permis au système de traverser sans dégâts majeurs la pointe du début du « Printemps arabe ». Le mouvement du 20 février a exprimé une force inhabituelle mais aussi une certaine continuité ; le mouvement lui-même a pensé qu’il suffisait de reproduire des slogans mondialisés pour mettre le système en crise, sans forcément penser des alternatives dont la conception est laissée à des catégories plus «compétentes».
Après l’adoptionde la nouvelle constitution, la culture du consensus a eu le loisir de faire fonctionner des machines électorales bien rodées. Quant aux forces politiques qui se sont positionnées en marge du consensus, elles ont continué à penser la contestation comme seul horizon politique, tout en réduisant, parfois, leurs alternatives à des catégories quasi eschatologiques.
Malgré les avancées relatives promises par le nouveau cadre constitutionnel, la première séquence confirme le même paradigme. Entre la marge réelle du pouvoir gouvernemental, un gouvernement qui dénonce et s’accommode de manière durable avec des forces occultes accusées d’entraver les projets de réformes, un remaniement gouvernemental qui a battu des records de lenteur, une opposition qui transpose de manière inappropriée l’antagonisme égyptien entre «obscurantistes» et «modernistes» et qui se mobilise au nom de «la colère populaire» contre des mesures d’ajustement financier difficiles à éviter ; et enfin le retour des alliances contre-nature de part et d’autre. Il est ainsi aisé de constater que la culture du consensus fausse les termes du débat politique, décrédibilise le jeu institutionnel et réduit le jeu politique à un spectacle aux enjeux limités.
La culture de la contestation a continué de fonctionner. Deux mouvements symptomatiques : le premier, celui des jeunes diplômés, maintient sa revendication de l’accès à la fonction publique comme droit inaliénable, ce qui révèle une étrange représentation de l’enseignement, de l’emploi et de l’Etat. Le second est celui que connaît la ville de Targuist dans le Rif, où se déroule une vive contestation qui a imposé aux autorités locales de négocier avec les représentants désignés par les manifestants. Ces derniers demandent notamment la promotion de la ville en chef-lieu de province, et la réalisation effective de projets de développement inaugurés par le roi en 2008, et gelés depuis.
La culture du consensus signifie la professionnalisation de la politique au sein d’une élite qui continue de fonctionner sans véritables programmes et sans avoir à rendre des comptes devant les électeurs pour des choix qu’elle reconnaît ne pas maîtriser. La culture de la contestation signifie un nouveau stade dans la gestation de l’opinion publique et d’une véritable société civile ; elle est forcément productrice de nouvelles élites, mais elle n’est pas, pour le moment, productrice de véritables projets de société.
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