Au début du 20ème siècle, le Maroc se trouve dans une situation financière critique : un trésor public exsangue, des recettes fiscales faibles et irrégulières et un endettement étranger qui menace la souveraineté du pays. Pour juguler cette crise, le sultan Moulay Abdelaziz décide d’entreprendre de nouvelles réformes. Il essaye alors de mettre de l’ordre dans le système fiscal marocain, archaïque et inefficace, en instituant un impôt moderne et unique, le tartib. Les réformes du sultan se heurtent violemment à l’opposition des oulémas et des forces de l’inertie. Malgré ses ambitions et sa volonté de changement, le sultan n’a pas pu conduire à terme son projet, car il ne disposait pas de l’autorité nécessaire pour l’imposer. Il intervenait à un moment de l’histoire où le Makhzen était faible et impuissant. Les ambitions réformistes de Moulay Abdelaziz ne pouvaient être menées, dans ce contexte historique, que par un pouvoir fort et dominant. Un peu à l’image d’un Bonaparte en France ou d’un Bismarck en Prusse, qui ont conduit les changements dans leurs pays d’une main ferme, qui ne tremble pas devant les résistances. Cet épisode de l’histoire du Royaume nous rappelle l’actualité et le débat sur les réformes économiques au Maroc.
Depuis deux ans, le Chef du gouvernement évoque sans cesse la réforme de la Caisse de compensation, et celle des finances publiques en général, comme un chantier prioritaire et une nécessité impérieuse. Mais malgré toutes les déclarations de Benkirane, un sentiment de tétanisation et d’impuissance semble planer sur la faisabilité de ces réformes. Cette situation de blocage et d’immobilisme s’explique essentiellement par la nature actuelle de notre système politique et ses limites. Ainsi, le redressement des finances publiques et la refonte de notre système social ne peuvent se faire sans sacrifice, sans douleur et sans audace. Or, le Maroc n’est pas le premier pays à devoir faire face à ce genre de crise. L’histoire récente nous enseigne qu’il y a deux types de régimes qui ont pu surmonter les difficultés économiques et mettre leurs pays sur les rails de la croissance et du développement : les dictatures autoritaires et les vraies démocraties. Pour le premier type de régimes, l’exemple du Chili de Pinochet en est une parfaite illustration. Après son coup d’État sanguinaire de 1973, Pinochet entreprend une série de mesures économiques radicales : libéralisation totale de l’économie chilienne, privatisation, réduction drastique des dépenses publiques et assouplissement de la loi du travail. Des réformes appliquées par des économistes chiliens, élevés au biberon de l’ultralibéralisme prêché par l’économiste Milton Friedman, et protégés par les baïonnettes des militaires. Le résultat de ces réformes est sans appel : croissance annuelle de 8 %, transformation du déficit budgétaire de 24% avant le coup d’État en excédent, et progression soutenue des salaires. « Le miracle économique chilien » est né sous ces conditions. Quant à l’efficacité des régimes démocratiques, l’exemple de l’Allemagne est intéressant. Présentée au début des années 2000 comme « l’homme malade de l’Europe », l’Allemagne était en butte à de sérieux problèmes économiques et sociaux. En 2002, le chancelier Gerhard Schröder décide de prendre une série de mesures libérales, impopulaires et critiquées même par son propre parti. G. Schröder, le social-démocrate, a préféré parler avec ses concitoyens le langage de la vérité. Celle d’un Homme d’État, qui place l’intérêt du pays au-dessus de tout. Quinze ans après, ces réformes apparaissent comme nécessaires et expliquent, en partie, la puissance du modèle économique allemand. Pour le Maroc, l’incapacité de réformer est fortement liée à cette zone grise où le pays se situe. Nous ne sommes ni un régime autoritaire capable d’imposer des mesures difficiles par la puissance de l’État, ni une vraie démocratie, où l’on peut oser réformer sans s’inquiéter pour la stabilité du pays. Chaque décision est mesurée, non pas par son efficacité et son impact économique, mais par son risque de produire une déflagration sociale et déchaîner des forces incontrôlables. Aucun gouvernement ne peut augmenter le prix de la bouteille de gaz, par exemple, sans penser aux émeutes sanglantes de 1981 et 1984, déclenchées par une hausse de 10 centimes du prix de la baguette de pain. Cette situation d’immobilisme est finalement le résultat de nos tergiversations et de notre incapacité d’aller vers une vraie démocratie, où un Chef de gouvernement peut regarder les Marocains dans le blanc des yeux, et leur promettre «des larmes et de la sueur», sans peur ni angoisse pour la stabilité du Maroc et de ses institutions.
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