Devant l’épidémie qui plane sur le monde et les catastrophes et les malheurs qu’elle peut entraîner, est-il permis de s’interroger sur l’utilité de l’art et son rôle ? Quel lien peut-il y avoir entre l’art et le malheur ? Si on refuse que l’art ne soit qu’un instrument pour soulager, délasser et distraire, quel rapport entretient-il avec les malheurs de l’humanité ?
Si l’effet cathartique de l’art, comme le soutenait Aristote, est dans une certaine mesure encore valable, malgré l’avancée considérable des nouvelles théories de l’art, on voit mal un art qui serait produit uniquement pour faire éprouver aux spectateurs les sentiments de l’artiste. L’art est bien plus que ça. Les artistes sont comme les philosophes à ce propos, ils ont vu quelque chose de tellement grand pour eux qu’elle a laissé une trace de la mort sur leur âme. Et de ce fait, les créateurs ne sont nullement des malades, mais bien les médecins de la civilisation, comme l’affirment Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur ouvrage «Qu’est-ce que la philosophie ?». De cette trace de la mort jaillit la création dont l’artiste affuble l’humanité.
L’idée d’écrire sur ce sujet a effleuré mon esprit quand, le 5 mars dernier, j’eus l’honneur de présider le jury de la soutenance de thèse de doctorat que présentait l’artiste visuelle Mariam Souali à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Martil sous le titre : «Traumatisme, souvenance et représentation dans la pratique de l’OuLiPo (Ouvroir de littérature potentielle, ndlr), et l’art contemporain, Georges Perec et Sophie Calle ». L’artiste doctorante mettait l’accent sur l’importance du traumatisme et des traces indélébiles qu’il laissait sur l’âme des artistes dans le processus de création. C’est après avoir vécu des événements douloureux que des personnes devenues artistes par la suite se voient tirer leur source de ces malheurs vécus. Des personnes comme Georges Perec qui, enfant, avait vécu avec ses parents l’holocauste, a vu se déployer cette forte secousse de son être dans ses œuvres. Mais d’autres cas étudiés par les grands noms de la psychanalyse font aboutir aux mêmes résultats.
Ma question serait : dans quelle mesure les événements douloureux survenus à l’âge adulte constitueraient-ils d’abord un traumatisme et, par la suite, un facteur et un stimulus de création ? La psychanalyse nous apprend que les traumas qui restent et ne peuvent être guéris que difficilement sont ceux vécus avant l’âge de six ans ; ceux qui surviennent après cet âge ne font que réveiller la blessure, voire l’agrandir et l’aggraver. Les événements que nous nous apprêtons à vivre dans notre monde après l’invasion de cet être invisible (Coronavirus) que nous n’avons connu que dans les récits des livres sacrés,
seraient-ils à la base d’une autre manière de voir la création artistique ? Nous nous apprêtons, pour ceux parmi nous qui auront la chance de rester en vie, à embrasser un monde d’une autre nature. L’épidémie déplacera-t-elle les frontières des idées reçues, des évidences et des convictions restées longtemps figées ?
Que sera l’art dans pareil monde ?
Par Moulim El Aroussi