Dans son ouvrage Le Maghreb entre deux guerres, Jacques Berque analyse la politique coloniale française en Afrique du Nord, dont il a une connaissance intime et savante.
Kairouan, 1er juillet 1961. C’est de ce jour et de ce lieu que Jacques Berque date la préface de son véritable livre de l’intérieur du Maghreb qu’est Le Maghreb entre deux guerres (Paris, Le Seuil, 1962). Nous sommes un an avant la fin de la guerre française d’Algérie alors que le Maroc et la Tunisie ont acquis leur indépendance. Cette troisième guerre du Maghreb met fin à l’âge colonial ; la conclusion du livre annonce un « autre âge des possibles ». Ainsi Le Maghreb entre deux guerres apparaît-il comme le fruit de la connaissance intime et de la connaissance savante. C’est le livre le plus concret de Jacques Berque de par son introspection de l’âge colonial et par son effort constant pour deviner l’envers de la colonisation. En 1961, le dénouement et le basculement ne sont pas encore prononcés. La relecture du livre peut nous aider à comprendre pourquoi Jacques Berque est resté en suspens devant l’indépendance de l’Algérie.
Introspection de l’âge colonial
Au milieu de l’entre-deux-guerres, la célébration du centenaire de la conquête de l’Algérie veut marquer l’apogée de la domination coloniale : faux apogée de 1930 explique Jacques Berque. La démonstration coloniale se fait outrageusement ostentatoire. L’architecture se prétend mauresque et les discours proclament que les Européens sont des Africains, les vrais Algériens. Au Maroc, on commence à parler de « Vieux Marocains » et, comme en Tunisie, on en appelle à la consécration catholique et à la gloire de l’empire romain. En faisant réfléchir à la décadence de cet empire, la lecture de Gibbon incitait les Anglais à prévenir le déclin de l’empire britannique ; par les manifestations du centenaire, les coloniaux français cherchent à se tromper sur la solidité de leur empire.
Mais « en deçà de la conscience », les « Européens » n’oublient pas que la colonisation est fondée sur la violence, sur la conquête par les armes à l’origine, puis sur le maintien par la force. Au cœur de la colonisation, il y a la peur de sa disparition. Elle se tient au creux du ventre, sinon au bas-ventre. La peur sociale est aussi la peur du nombre. Dans l’Afrique du Nord coloniale et plus encore en Algérie, la violence des colonisés, celle des frustrations, des rivalités et des désirs, ce ressentiment dont parle Maxime Rodinson au sein des sociétés dominées. Les aspirations à la dignité qui s’expriment alors sont la forme sublimée de cette violence contenue. La hantise demeure ; creuse la vieille taupe.
Par René Gallissot
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