Comment peut-on définir la baraka ? Est-elle unique au cas du Maroc et comment influence-t-elle le paysage mystique, mais aussi sociopolitique du royaume ? L’anthropologue Hassan Rachik a longtemps côtoyé cette étrange notion durant sa carrière sur le terrain rural. Pour Zamane, il prend le temps d’expliquer qui sont les acteurs de la baraka, son usage par les hommes et le langage et son rôle-clé dans la légitimation politique…
La baraka est-elle spécifiquement marocaine ?
Non, je ne dirais pas ça dans la mesure où si vous faites des recherches sémantiques basiques, vous trouverez que le terme de baraka est associé à l’Islam, au Coran et à un champ lexical qui englobe l’essentiel du monde arabo-musulman. Bien entendu, la notion prend des sens plus précis et différents non seulement au Maroc, mais dans d’autres pays. Au Maroc, la baraka est rattachée au monde des forces magiques, de la bénédiction, de la satiété, de l’opulence ou encore de l’abondance. D’ailleurs, dans le langage commun, baraka veut dire «cela suffit, j’en ai assez !». Pour nous, anthropologues, le plus important se trouve dans les connotations, et c’est là que vous trouvez des variations. Par exemple, la notion de chance qui revient localement, est probablement absente en Arabie Saoudite ou en Egypte. La baraka est dispensée par les saints avec souvent l’idée qu’il apporte de l’abondance. Vous entendrez par exemple des histoires d’hommes saints qui auraient nourri toute une armée avec seulement deux dattes, et les chevaux avec un couffin d’orge. Outre une tentative de définition brève comme «bénédiction», «bénédiction divine», l’essentiel est de comprendre l’usage du mot baraka dans le quotidien des Marocains, et cela mérite une enquête approfondie sur le terrain. Lorsqu’il est question de deuil par exemple, nous avons l’habitude de dire la formule «el baraka frasskoum» (que la baraka soit sur vous) aux proches du défunt. Formule à laquelle il est d’usage de répondre «ma mcha ma’ak bass» (que le mal ne t’accompagne jamais). L’anthropologue finlandais Edward Westermarck (1862-1939) consacre un long chapitre à l’étude de la baraka dans son livre «Rituals and Beliefs in Morocco» (rituels et croyances). Il estime que l’opposition structurante des croyances des Marocains consiste dans l’opposition entre la baraka et «el bass» (le mal). Durant les rituels les gens tentent à la fois d’attirer la baraka et d’éloigner, de conjurer le mal, le malheur. Bien que je trouve cette opposition un peu réductrice, sur le fond, je ne lui donne pas tort.
Qui sont, au Maroc, les détenteurs de la baraka ?
Il n’y pas que les personnes qui peuvent en être pourvues. Un arbre, un lieu, un temps, certains jours de la semaine ou de l’année, peuvent être touchés par cette grâce. De même pour le couscous) du «maârouf», repas sacré sacrifié et mangé en commun, (qui, dit-on, reste une année entière dans le corps). Concernant les personnes, le prophète Mohammad est placé tout en haut de la liste. Il est le détenteur ultime de la baraka qu’il transmet d’ailleurs à ses descendants. Il s’agit des chérifs, détenteurs et pourvoyeurs de baraka. Ensuite, vous avez les autres saints, qui n’ont pas de liens de descendance avec le prophète, mais qui ont obtenu, par des moyens divers, le pouvoir d’être pourvoyeurs de baraka. Vous trouvez dans cette catégorie des héros, qui ont par exemple jadis combattu des chrétiens, des mystiques qui ont passé leur vie à prier et jeuner, les saints fous. Dans les croyances populaires, les personnes atteintes de maladies mentales possèdent, elles aussi, ce pouvoir de bénédiction. Il existe aussi, localement, des catégories de notables que l’on appelle «inflassen» ou «imbarkine» en amazigh et que l’on sollicite pour inaugurer les canaux d’irrigation ou les labours.. Nous pouvons citer d’autres personnes à qui l’on prête la baraka, comme la mère qui enfante des jumeaux par exemple. La liste pourrait encore être rallongée, mais toutes ces catégories ont pour point commun le pouvoir d’apporter le bien être aux gens (bon augure, guérison, abondance). Il est intéressant de noter que le champ de la baraka est encore plus large que celui du sacré. Une vaste partie de la population se sent directement concernée par la notion de la baraka, soit parce qu’elle en est détentrice, soit par ce qu’elle la recherche.
Propos recueillis par Sami Lakmahri
Lire la suite de l’interview dans Zamane N°151