Cinéaste, poète et homme d’esprit, Ahmed Bouanani s’évertuait à préserver la «sacralité» de notre patrimoine populaire. Son œuvre, à la fois riche et méconnue, est aujourd’hui un patrimoine en péril.
Il existe une opposition vieille comme le monde entre la poésie et l’histoire, entre le travail de l’artiste et le travail de l’historien. Selon Aristote, «l’historien et le poète ne diffèrent pas par le fait qu’ils font leurs récits l’un en vers l’autre en prose (on aurait pu mettre l’œuvre d’Hérodote en vers et elle ne serait pas moins de l’histoire en vers qu’en prose), ils se distinguent au contraire en ce que l’un raconte les événements qui sont arrivés, l’autre les événements qui pourraient arriver». Le poète s’occupe moins du vrai que du vraisemblable. Il n’est pas celui qui explique le monde ; il est celui qui fait entrevoir la richesse des mondes possibles. Une partie de la production artistique contemporaine, en mettant la recherche et la plongée dans l’archive au principe de son esthétique, tâche d’estomper la frontière entre ces deux activités. L’artiste se fait historien ; il se fait anthropologue. Témoin d’une guerre mondiale, d’une guerre civile ou d’un processus de décolonisation, il inscrit son action et sa réflexion dans les trous laissés béants par l’histoire conventionnelle. Il met au jour des documents oubliés ou ignorés qu’il conçoit comme les points de départ d’une entreprise de création. C’est une remise en cause, tant éthique qu’esthétique, des frontières entre document et fiction, entre art et histoire. Cette façon de faire de l’art est née d’une urgence d’ordre politique. Elle semble répondre à l’injonction de Walter Benjamin dans ses Thèses sur le concept d’histoire : «Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir «comment les choses se sont réellement passées». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger (…). Ce danger menace aussi bien les contenus de la tradition que ses destinataires. Il est le même pour les uns et pour les autres, et consiste pour eux à se faire l’instrument de la classe dominante. À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer (…) Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher».
Par Omar Berrada
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