Un héros de l’indépendance fait-il forcément un bon chef d’Etat ? En devenant roi, Mohammed V s’est lancé le défi de mener la barque d’un Maroc nouveau. Mohammed Hatimi, historien contemporanéiste, nous décrit le profil d’un homme désormais pleinement souverain. Entre modernité et tradition, bienveillance et autoritarisme, humilité et apparat, autopsie d’un règne tout en nuance…
À l’évocation de la figure de Mohammed V, c’est le «père de l’indépendance» qui semble dominer le chef de l’état en tant que personnage politique. Est-ce logique d’après vous ?
À l’heure des indépendances, les nations soumises à l’épreuve de la modernité imposée par le diktat colonial, et peu importe le degré d’intégration dans un processus somme toute irréversible, avaient besoin d’icones qui transcendaient les clivages traditionnels, partisans et autres ; et partant, aspirer au droit de bâtir un état moderne. Chacune avait besoin d’un homme fort qui donne par son action énergique et son prestige un sens à l’adage «l’état, c’est moi». Souveraineté, sécurité, union et autres assises devaient trouver en lui expression et manifestation. Cette personne ne pouvait être que vénérée et sublimée. Dans le cas du Maroc indépendant, heureusement, Mohammed V avait tous les attributs pour faire figure d’icône nationale, arabe, musulmane, africaine et internationale. Il représentait la tradition, l’ancien Makhzen, l’essence théocratique du pouvoir ; et en même temps avec le même aplomb, le Maroc nouveau, la modernité, l’unité nationale, l’aspiration institutionnelle… Tout en lui inspirait la sagesse politique et la crédibilité morale. Si Mohammed V n’existait pas, il aurait fallu le créer. À la base, il est «le père de la nation». À l’époque, les grandes figures de la politique internationale s’auréolaient du titre du libérateur: De Gaulle en France, Churchill au Royaume-Uni, Nehru en Inde, Tito en Yougoslavie, Nasser en Egypte, Bourguiba en Tunisie. Au Maroc, Mohammed V symbolisait ainsi la longue marche vers l’indépendance. Depuis, il s’est imposé comme l’homme à qui revient tout le mérite de mettre fin à ce qu’il appelait intentionnellement la tutelle (al-Hajr). Le récit national insiste sur sa part dans l’orientation donnée à la lutte nationale, et non partisane, depuis les débuts jusqu’à l’obtention de l’indépendance. D’ailleurs, personne ne lui a contesté la bienveillance et la sagesse dans la direction de cette lutte. Il était présent à toutes les grandes dates. Son sacrifice passait pour l’acte sauveur ; son retour triomphal pour la fin d’une parenthèse et le début d’une ère nouvelle. L’épreuve de l’exil a vraiment régénéré l’institution sultanienne et a fait du sultan un héros national. Ne l’avait-on pas vu dans la lune ? L’imaginaire populaire devait garder de lui l’image de celui qui apporta avec lui, à sa descente de l’avion qui le ramenait de l’exil, le document qui a mis fin à un demi-siècle de colonialisme. Nous continuons de fêter la date du 18 novembre comme celle de l’indépendance, alors qu’en réalité, elle n’est autre que la fête du Trône. Qui a souvenir du 2 mars 1956, date véritable de la signature du traité d’indépendance ?
Durant les premières années de l’indépendance, quelles sont vraiment les prérogatives du roi Mohammed V ? Sont-elles comparables à celles de ses prédécesseurs et successeurs ?
Mohammed V ne pouvait prétendre s’accaparer les prérogatives sultaniennes d’antan. Il ne voulait aucunement ressembler à son père, et surtout pas à ses deux oncles déchus. Il savait que le temps du «sultan soleil» était révolu. Le Maroc que la France et de façon moindre l’Espagne avaient façonné s’était doté d’administrations, dont quelques unes avaient pris les proportions d’institutions modernes. Pour la plupart, elles fonctionnaient plutôt bien. Devenu roi tout en gardant sa djellaba, Mohammed V voulait rester maître en ayant la main haute sur tout ce qui avait trait à la symbolique, qui était pour lui l’essence même du pouvoir. Il avait fait de son prestige son fer de lance. Les titres glanés tout au long de son parcours lui servaient de bouclier contre toute tentative de lui subtiliser l’aura acquise auprès de ses sujets et à l’étranger. Un exemple est à ce titre révélateur : il n’a jamais reconnu à Allal Fassi la fonction d’alem ou la moindre autorité religieuse, et l’a cantonné dans sa fonction de leader de l’Istiqlal, et de l’Istiqlal uniquement. À chacun des nationalistes, il ne reconnaissait que ce qui renforçait sa stature de père de la nation, sommant chacun et tous à être ses serviteurs. Il faut dire que ces derniers lui avaient rendu la tâche facile. Les alliances s’effritaient inexorablement. Dés lors, il pouvait exercer toutes les prérogatives de par son positionnement au centre d’un système en gestation.
Propos recueillis par Sami Lakmahri
Lire la suite de l’interview dans Zamane N°135