Les pratiques politiques et sociales et l’exercice du pouvoir liés à la bey’a sont-ils compatibles, selon vous, avec un régime constitutionnel moderne ? Autrement dit, ces deux régimes imbriqués sont-ils en conflit ou coexistent-ils en bonne intelligence ?
L’existence de deux légitimités, la constitutionnelle et celle issue de la bey’a, traduit l’ambivalence du système politique marocain. Cette notion d’ambivalence est fondamentale. D’une part, il y a en apparence un répertoire de légitimité moderne avec une suprématie du texte, une hiérarchie des normes et leur corollaire, le régime de la loi et de l’Etat de droit. D’autre part, il y a le répertoire traditionnel avec ses coutumes et sa bey’a. Les choses paraissent claires : deux registres de légitimité en concurrence, inconciliables. Mais la réalité est plus complexe. Car même dans le registre moderne, il y a une forte interférence du traditionalisme. De fait, dans le texte de la constitution du 7 décembre 1962, il y a une référence constante à la tradition. Le texte adopté le 1er juillet 2011 parle de constantes fédératrices et d’identité nationale immuable. Tout cela se donne à nous comme un processus ininterrompu de retraditionalisation.
Mais il y a aussi curieusement une interférence du moderne dans la manifestation à la société du pouvoir traditionnel : maîtrise technique moderne du cérémonial de renouvellement de la bey’a, construction de l’image de la monarchie avec des méthodes ultramodernes de marketing. Ces éléments modernes, même superficiels, ont un impact politique structurant. Pour pousser un peu le raisonnement, le problème n’est pas la coexistence de deux référentiels. Le problème est que cette coexistence se fait au détriment de la suprématie de la norme constitutionnelle, qui devient ainsi le parent pauvre de l’appareil de légitimation. Or la constitution, en tant qu’expression de la volonté générale, explicitée lors d’un référendum populaire, est le fondement de toute démocratie. La présence d’éléments traditionnels, réels ou supposés comme tels, permet de se libérer des contraintes du texte lui-même. Car même autoritaire, un texte constitutionnel contient toujours des limitations. Ainsi, la composante traditionnelle sert de couverture à des pratiques de contournement systématique du contrat passé entre la monarchie et la population. Je pense aux prérogatives religieuses contenues dans les articles sur la commanderie des croyants, le statut de l’islam, le conseil des oulémas qui, tout en étant constitutionnels, permettent de court-circuiter les dispositions modernes de la Constitution.
Concernant la nature de la cohabitation entre les deux légitimités (issue l’une de la Constitution, l’autre de la bey’a), y a-t-il des différences entre le règne de Hassan II et celui de Mohammed VI?
Dans le texte constitutionnel, il n’y a jamais eu de référence explicite à la bey’a, et pour cause. Au début, la bey’a était perçue comme une contrainte : à la mort du roi Mohammed V, il a fallu que Hassan II reçoive l’investiture des membres du gouvernement, des oulémas, des princes, des formations politiques avant qu’il ne puisse exercer l’autorité. Il n’y avait pas encore de constitution, donc pas d’opposition entre deux référentiels.
Pour aller vite, en 1961, il n’y avait pas de contexte aussi favorable à la monarchie qu’en 1999. Ce n’était pas gagné d’avance. A la mort du roi Hassan II, trente-huit ans après sa montée sur le trône, le conflit entre les deux registres était bien installé et les rouages de son usage politique rodés. Il y avait une constitution qui organisait la succession, mais on l’a tout simplement mise de côté. Pourquoi ? Parce qu’une décision contraire aurait tout simplement marqué un choix constitutionnel, voire constitutionaliste, clair : cela eût signifié une monarchie qui trouve son fondement dans la constitution. On a eu donc recours à la bey’a parce qu’on a pensé y trouver une légitimité à la fois plus forte et moins contraignante.
Propos recueillis par Maâti Monjib
Lire la suite de l’entretien dans Zamane N°24