Robert Chastel nous reçoit dans son salon dont la décoration ne fait pas de doute quant aux intérêts de ce médecin à la retraite. Passionné d’histoire, c’est sous le regard fixe de la reproduction en bronze du buste de Juba II qu’il nous raconte comment est née sa fascination pour l’histoire du Maroc, depuis l’antiquité à la période coloniale. Collectionneur chevronné, il a fait récemment don d’une partie de ses trouvailles à l’institution Archives du Maroc. Désormais auteur de nombreux ouvrages, consacrés essentiellement à Rabat et Casablanca, Robert Chastel narre aussi les conditions dans lesquelles il est arrivé au Maroc pour y exercer sa profession à une époque où il était le seul médecin français à s’installer durablement dans la capitale. Entretien avec un amoureux du Maroc et de son passé millénaire…
Vous êtes un passionné de la ville de Rabat mais aussi de la période antique au Maroc, deux sujets auxquels vous avez consacré une partie de vos recherches. Comment avez-vous accueilli la nouvelle de l’existence de la ville romano-maurétanienne de Sala sur les rives du Bouregreg ?
C’est en effet un sujet qui est pour moi d’un grand intérêt. Dans son ensemble, le site de Chellah, y compris celui de la nécropole Mérinide, est extraordinaire à plus d’un titre. Il fait partie des plus importants au Maroc et grâce à la lecture de Zamane, j’ai donc en effet appris avec émotion les récentes découvertes faites à l’extérieur des enceintes mérinides. L’existence d’une cité antique d’envergure sur les rives du Bouregreg n’est finalement pas si étonnante lorsque l’on sait que le site intramuros ne compte en fait que deux hectares, une superficie bien trop petite pour l’activité qu’a eu la Sala antique. Un constat qui avait déjà été fait dans les années 1960 par l’archéologue Jean Boub qui avait alors entamé quelques recherches, mais sans résultats notables. J’ai également été surpris d’apprendre que les fouilles mettent en lumière un vaste quartier centré autour d’un port fluvial dont les vestiges sont aujourd’hui probablement enfouis sous l’eau. L’actualité autour de Sala est vraiment stimulante. Mais il serait juste, à mon sens, de ne pas évoquer seulement le caractère maurétano-romain de Sala car il ne faut pas oublier que dans des temps anciens, ce sont les phéniciens qui ont les premiers investis ces lieux. Imaginez qu’au XIIème siècle avant l’ère chrétienne, dans la ville de Tyr dans l’actuel Liban, les marchands de ce royaume vont se lancer dans d’incroyables expéditions à travers le monde connu. À cette époque déjà, j’ai découvert que leurs navires franchissaient le détroit de Gibraltar et s’aventuraient le long de la côté atlantique du Maroc, et faisaient escale à Cerné, ainsi qu’ils appelaient la petite île au large de Mogador, l’actuelle Essaouira. Ils y pêchent le murex, le coquillage à l’origine de la couleur pourpre de Gétulie, dont l’éclat va, bien plus tard, causer la mort du roi marocain Ptolémée, exécuté par l’empereur romain Caligula jaloux de la toge pourpre du souverain maurétanien. Les Phéniciens se signalent à Sala vers 700 avant J.C, investissent les lieux qu’ils ne quittent qu’avec la chute de Carthage en 149 avant l’ère chrétienne et ne vont laisser hélas que peu de traces dans les récits historiques antiques. En revanche, ils laissent au Maroc un héritage largement sous-estimé.
Quel est cet héritage ?
À Lixus, autre site antique majeur du Maroc, les Phéniciens ont construit sur les rives du Loukos une très grande base navale principalement dédiée à la pêche et à la conservation. Une prouesse technologique que l’on retrouve aussi à Sala, puisque les Phéniciens ont dû y débarquer avec du matériel inconnu alors sur le territoire marocain. Plusieurs questions se posent à ce sujet. Quels types de bateaux utilisaient-ils, comment les faisaient-ils ancrés sur le Bouregreg ? Pour cette dernière, il semble que cela a été possible avec de lourdes pierres triangulaires percées de trous pour passer le cordage et qui pèsent entre 200 et 300 kilos. Ce peuple arrive sur ces terres non pas seulement avec des hommes et des femmes, mais aussi une sorte de charrue, des moutons, des chèvres, du matériel aratoire, des arcs, des flèches, des céréales. Ils vont introduire au Maroc la vigne, l’olivier, le grenadier et tous ces éléments qui incarnent aujourd’hui les cultures méditerranéennes.
Propos recueillis par Sami Lakmahri
Lire la suite de l’interview dans Zamane N°159