Retour sur les fondements économiques de la période du Protectorat, ses bénéficiaires réels ou supposés, et ses nombreuses répercussions.
Quels étaient les principaux domaines d’investissement des entreprises et de l’état colonial au Maroc ?
Incontestablement les banques d’affaires, qui sont à l’origine de la colonisation française du Maroc. Elles ont endetté le Makhzen, comme elles l’ont fait dans tous les autres pays passés sous protectorat. Puis elles ont financé la colonisation, l’équipement et la modernisation du territoire, et sont restées sur place au Maroc bien après le protectorat. L’exemple de la Banque de Paris et des Pays-Bas (BNP), qui a poussé au crime si on peut dire, est devenue une des plus grandes banques universelles mondiales, même s’il faut rappeler que déjà au début du siècle, ces banques avaient un portefeuille mondial, et que le Maroc n’était qu’une de leurs affaires parmi d’autres. La finance, c’est le nerf de la guerre et de la colonisation.
Pour le reste, la plupart des entreprises sont nées sur place : bâtiment, mines, transport, brasseries et agro-alimentaire, énergie, etc. Des aventuriers devenus affairistes ou capitaines d’industrie sont souvent partis de rien au Maroc, mais ils avaient avec eux le soutien des financiers, et l’appui et la protection de l’administration, qu’elle soit chérifienne ou néo-chérifienne.
C’est Lyautey qui vantait dans le Maroc la «Californie française», et voulait une grande ville industrielle et portuaire à Casablanca. À part cela, il y a toujours eu de bonnes affaires avec la colonisation : le transit avec la métropole pour les marchands et transporteurs marseillais et bordelais, afin de faire voyager les passagers et les produits divers ; l’importation et l’exportation de marchandises (produits bruts contre biens de consommation ou d’équipement) ; la production puis l’exportation du vin et d’agrumes; l’équipement de l’armée, qui a été constamment en campagne jusqu’en 1935, puis sur le pied de guerre dans les années 1950. Tous les produits industriels étaient fabriqués en métropole, sauf certains produits de base conditionnés (sardines) ou produits (bières) à Casablanca, Safi ou ailleurs, dès les années 1920.
Un bémol sur le capitalisme français au Maroc : avec l’accord d’Algésiras, les Français n’ont jamais pu instaurer l’exclusif colonial (autrement dit se réserver tout le marché marocain), ce qui a permis à tous les pays de s’installer et de commercer, en premier les Allemands (jusqu’en 1914), puis les Anglais et les Espagnols. Une petite touche d’humour quand même : «l’entreprise» française qui a le plus bénéficié du Maroc après les banques, mais peut-être autant qu’elles, c’est l’armée française, présente sans discontinuer de 1903 (confins) à 1961 (retrait définitif). Le Maroc a été le passage obligé et le lieu de formation de tous les officiers dans l’entre-deux-guerres ; et la guerre du Rif a été un moment important d’apprentissage de la guerre moderne.
Sur le plan strictement économique, le Maroc était-il « rentable » pour la France?
Les travaux de plusieurs historiens de l’Algérie coloniale et de l’empire ont montré que l’empire colonial n’était pas une bonne affaire car, en fait, sa raison d’être n’était pas là. La vulgate marxiste a imposé cette idée pour saper la légitimité de la colonisation, et parce qu’elle estimait que les entreprises humaines ont pour seul fondement le profit. Dans les affaires coloniales, il semble que les questions militaires, nationales (en réalité nationalistes), de drapeau et de prestige, d’armée et de marine, ont davantage compté que les considérations économiques. Les dirigeants de la France et de l’Angleterre au XIXème siècle n’avaient pas notre mentalité marchande mais songeaient à la gloire nationale ou impériale. C’était très différent du XVIème siècle, quand il était essentiel pour les Espagnols de s’approprier les immenses richesses des Indes, l’or et l’argent des Amériques, et bien sûr de convertir les Indiens au christianisme. Plus rien de tout cela n’est prioritaire à l’époque industrielle et nationale, sauf la gloire du drapeau.
Propos recueillis par Younes Messoudi
Lire la suite de l’interview dans Zamane N°148