Mohamed Chafik est sans conteste une figure intellectuelle majeure du mouvement amazigh au Maroc. L’ancien recteur de l’IRCAM (Institut Royal de la Culture Amazighe) s’était livré sans concession au magazine Zamane (numéro 85). Agé de 18 ans le 11 janvier 1944, Chafik était notamment revenu sur l’épisode historique du Manifeste de l’indépendance publié par l’Istiqlal. L’intellectuel nous racontait une autre histoire, celle vu à travers le prisme d’un militant de la cause amazighe…
«J’étais à Rabat lors des manifestations de janvier 1944, consécutives à la publication du Manifeste de l’indépendance. Pour autant, je n’avais de cesse de penser à mes camarades du collège d’Azrou, où la répression était bien plus implacable. Là-bas, les jeunes meneurs ont été condamnés à un an de travaux forcés car ils dépendent d’une législation militaire. Le lendemain des manifestations, le Protectorat a remplacé le directeur du collège d’Azrou par un officier supérieur, le colonel Mondé, qui est demeuré à ce poste jusqu’en octobre 1949. Le message est on ne peut plus clair. Si je n’avais pas eu la chance de changer d’établissement avant les évènements, j’aurais écopé, bien que mineur, d’une année de travaux forcés.
Au temps du Protectorat, la ségrégation était pratiquée d’une façon nette et sans ambigüité. Imaginez que les Amazighs de l’Atlas avaient besoin d’un laissez-passer pour se rendre en ville. Pour revenir aux manifestations de 1944, elles ont été organisées par des nationalistes qui n’avaient aucune vision politique à long terme, et qui ont encouragé en ce jour du 11 janvier les lycéens à se mettre en grève.
Je me souviens que c’est Mehdi Ben Barka lui-même, alors jeune professeur de 24 ans, qui est venu nous inciter à manifester au lycée Moulay Youssef. Je le connaissais déjà, car on m’avait envoyé à sa rencontre lorsque je suis arrivé à Rabat quelques temps plus tôt. Il m’a fait d’ailleurs une mauvaise impression car il se vantait d’humilier les élèves fils de colons qui assistaient à ses cours au Lycée Gouraud. Je n’ai jamais approuvé ce sens moral qui consiste à se venger sur des personnes innocentes, en l’occurrence des enfants.
De notre côté, trois anciens camarades d’Azrou ont signé le Manifeste de l’indépendance. Il s’agit de Abdelhamid Zemmouri, Abdellah Rahmani et Amr Benzekri. Ceux-là ont également payé un tribut plus lourd que les autres, car ils relevaient du droit militaire. Ces prisonniers ont été traînés à pied et sous escorte de village en village.
Le camarade Zemmouri m’a raconté son passage chez le résistant Assou Ou Basslam, chef des Aït Atta, qui a dû rendre les armes suite à la bataille de Bougafer en février 1933. Malgré cette défaite, les Français ont accepté toutes les conditions de reddition de Assou Ou Basslam et il est demeuré caïd de sa tribu. En 1945 donc, Zemmouri fat la rencontre de ce héros qu’il tient à loger chez lui, et qu’il invite à dîner malgré sa condition de prisonnier.
Le grand chef demande à Zemmouri de lui expliquer en détail la nature du combat politique mené par les nationalistes. Après l’avoir écouté attentivement, le caïd lui demande ce que comptent faire les militants après la victoire contre l’occupant. Cette question pertinente est restée ouverte au moment de l’indépendance…
Cette histoire reflète, à mon sens, la vision perspicace des chefs de la résistance armée amazighe qui se sont souciés de l’avenir, bien plus que les intellectuels nationalistes qui ne pensaient qu’à conquérir le pouvoir».
Par Sami Lakmahri