À la question qui sommes-nous et que voulons-nous être, posée par un intellectuel marocain en 2013, un politique avait répliqué, véhémentement: «Nous savons qui nous sommes, et nous savons vers où nous allons». Le propre de l’intellectuel est de remettre en cause la doxa, et le politique à s’en tenir à ses «vérités», qu’il peut rejeter par la suite.
C’est que la question «qui sommes-nous» n’est pas superflue. Elle est existentielle et conditionne notre devenir. Car nous devons établir le lien ou le dénominateur commun à nous tous. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est en se projetant vers l’avenir qu’il est possible de définir le présent ou le lien qui devrait nous unir. Jaurès avait cette belle maxime : c’est en allant vers la mer que les rivières demeurent fidèles à la source. Les sociétés, nous le savons, sont des corps vivants qui évoluent, et on ne peut pas les enfermer dans des définitions figées. Aimé Césaire est tout aussi français que Joachim Du Bellay. Au fil des siècles, la «francisité» a évolué. Obama est aussi américain que Jefferson, mais tous deux n’ont pas la même réponse à la question « what does it mean to be American ». La définition que nos aînés avaient donné à la marocanité devrait-elle être à l’abri de questionnements ? Si la réalité ne correspond pas à nos schémas ou à la théorie, devrons-nous dire, comme Hegel, tant pis pour le réel ?
Il y a de cela quelques années, on venait de «découvrir» le pétrole à Talsint, et le grand reporter Abdellatif Jebrou écrivait dans les colonnes d’«Al Ahdat Al Maghribiya», qu’avant l’exil de Ben Barka à Talsint, dans les années 1950, personne au «Maroc» n’avait entendu parler de cet endroit. Le Maroc n’allait pas, dans sa conception, au-delà de Bab Boqroune dans la médina de Rabat. En 1997, quand feu le colonel Mustapha Boughdadi avait présenté son livre sur le Sahara, à la Fondation Abderrahim Bouabid, un enfant bien né de l’élite citadine interpella le conférencier : les Sahraouis n’ont-ils pas la même culture que nous ? C’était expressif de ce que certains de l’élite citadine entendaient par la marocanité, circonscrite à un espace, à une conception, qu’ils pouvaient seuls définir. Même pour des esprits aussi brillants qu’Allal El Fassi ou Mehdi Ben Barka, la définition qu’ils donnaient à la marocanité prêterait aujourd’hui à sourire. Est marocain qui est arabe et musulman, disait le premier, et est berbère (c’était le terme qu’on utilisait à l’époque) l’enfant qui n’est pas allé à l’école. Selon les deux définitions, un Simon Lévy, un Germain Ayache ou Mohammed Chafik ne seraient pas marocains. Qui pourrait de nos jours avancer une telle ineptie ?
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