Si la bataille de Poitiers qui a opposé les troupes de l’Emir de Cordoue à Charles Martel en 732 s’inscrit dans les plus grands événements de l’Histoire, l’épisode était totalement ignoré durant des siècles. Il n’est sanctifié que par l’idéologie coloniale française et par les théoriciens des chocs des civilisations. Dans sa lecture contemporaine, cette bataille doit être celle de la chrétienté contre l’Islam. Explications…
Le monde chrétien, dont les ancêtres des Français seraient les champions, a su freiner l’Islam dans un choc des civilisations cher à Samuel Hutington. Dès lors, les musulmans auraient été cantonnés dans la seule péninsule ibérique. La suite du récit décrit l’essor de l’Occident et la décadence du monde musulman. Une lecture évidement bien simpliste et qui ignore toute la complexité de la recherche historique. Celle-ci admet d’abord que les sources historiques relatant la bataille de Poitiers sont rares. La première datant de 754 est signée par «l’Anonyme de Cordoue» dans un recueil intitulé «La chronique Mozarab». Vraisemblablement rédigé par des moines chrétiens d’Al Andalus, ce document fait état de l’avancée des troupes d’Abderrahman, émir de Cordoue, qui pourchassent celles du Duc d’Aquitaine. D’après l’historien William Blanc, co-auteur avec Christophe Naudin de «Charles Martel et la bataille de Poitiers, de l’histoire au mythe identitaire» (édition Libertalia 2015), cette source a la particularité «de ne pas présenter les belligérants comme des portes étendards religieux. En ce sens, ce n’est pas que l’affrontement entre musulmans et chrétiens. La réalité est bien plus complexe». Comme dans Al Andalus, les conflits opposent des coalitions hétéroclites qui ne servent pas directement des intérêts spirituels mais plutôt politiques. William Blanc rappelle pour Zamane qu’il est «très difficile de se prononcer sur les véritables intentions des Omeyyades». Pour lui, il est en revanche certain que la bataille de Poitiers ne répond pas aux critères présentés par Samuel Huntington. Le théoricien américain du Choc des Civilisations évoque ce conflit en le présentant comme le prélude à l’affrontement religieux censé à nouveau embraser le monde. William Blanc tient à replacer les évènements de Poitiers dans leur contexte : «A cette époque, la notion même d’Islam est inconnue en France. D’ailleurs, le terme de Sarrazins n’est à l’origine pas destiné aux troupes arabo berbères. Il concerne toutes les peuplades païennes. Les Vikings étaient par exemple les Sarrazins venus du Nord». De plus, une question demeure en suspens. Si l’ambition des musulmans est réellement d’occuper la Gaule, pourquoi ces derniers ne reviennent-ils pas à la charge ? Les coups d’arrêts militaires, notamment en Afrique du Nord, ne les ont jamais empêchés de mener à nouveau des offensives. Pour William Blanc, «tout empire atteint un jour ses limites. Pour les musulmans, les territoires au Nord des Pyrénées sont vastes et sauvages. Ils ne présentent qu’un faible intérêt stratégique. A cette période cruciale de leur extension, ils ont mobilisé la plupart de leurs ressources dans la guerre livrée contre l’Empire Byzantin, bien plus important à leurs yeux».
Charles Martel n’était pas un héros de son temps
Du côté des Francs, bien que la Bataille de Poitiers soit importante, elle n’est pas décisive au point de sacraliser son héros. En effet, la mémoire de Charles Martel reste divisée. Au Moyen Age, ce personnage est destiné à «brûler en enfer pour l’éternité». Une hostilité due aux pillages commis par Martel dans de nombreuses églises, relatés par des documents religieux des siècles plus tard. Ce n’est qu’au cours du XIXème siècle, en pleine propagande coloniale française, que la mémoire de Charles Martel est réhabilitée. La seule représentation picturale du chef des armées franques combattant les «Arabes» date d’ailleurs de cette époque. Cette œuvre signée par Charles de Steuben en 1837 fait polémique. William Blanc précise que «le personnage de Charles Martel n’a pas été retenu pour représenter les grands rois de France au début du XIXème siècle. Il ne l’a été qu’en 1837, époque qui coïncide avec la colonisation de l’Algérie. Si vous scrutez attentivement le tableau de Steuben, vous remarquez que le décor ne ressemble pas vraiment à la région de Poitiers, mais plutôt à une contrée orientale». Charles Martel ne refait parlé de lui qu’à la fin du XXème siècle, lorsque l’islam remplace progressivement le communisme et l’antisémitisme dans les maux à combattre selon l’extrême droite. Le choc du 11 septembre 2001 qui consacre à nouveau la théorie du choc des civilisations remet le personnage de Martel dans la lumière, y compris chez les anglo-saxons. La bataille de Poitiers demeure à ce jour l’otage des idéologies. Les mythes ont vraiment la peau dure.