Au cœur des années de plomb, les artistes marocains ont apporté une bouffée d’oxygène à une société étouffée. Nass El Ghiwane ou encore Jil Jilala en sont les exemples les plus connus. Ahmed Aydoun, expert musicologue, nous explique pourquoi la musique est un parfait reflet de la société de son temps…
«Le début des années 1970 voit l’apparition d’une nouvelle vague portée par des groupes comme Nass El Ghiwane et Jil Jilala. A propos de ces derniers, une anecdote vient illustrer l’engouement du public pour cette nouvelle scène. En 1972, à Rabat, le groupe devait se produire en seconde partie de l’orchestre de la radio nationale. Impatients, les spectateurs ont hué l’orchestre en plus de chantonner l’un des titres phares de Jil Jilala. Ce n’est pas seulement le monde de la musique qui a besoin de se faire entendre, c’est aussi le public qui est en attente de quelque chose de nouveau. Je parle ici du public au sens large du terme. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il n’est pas seulement composé de jeunes assoiffés de révolution. Tous les âges et toutes les classes sociales sont concernés. Les grands concerts rassemblaient des milliers de personnes. Les thèmes humanistes abordés par exemple par Nass El Ghiwane trouvent un large écho. Ce grand public est également sensible au melhoun et à Abderrahman El Majdoub. Pour les auditeurs, la période que nous évoquons est une occasion de se réapproprier son patrimoine. Un patrimoine ancien que les gens ne connaissent généralement pas. Lorsque Nass El Ghiwane chante «Sobhane Allah, sayfna wella chatwa», le public ignore qu’il s’agit d’une reprise des paroles d’un grand poète du XVIIIème siècle. Toutefois, ces paroles défient le temps et demeurent tout aussi pertinentes pendant les années de plomb. Tout est question d’interprétation. A ce propos, le chanteur Abdelhadi Belkhayat s’est retrouvé, à son insu, au milieu d’une polémique durant les années 1970. En interprétant la chanson intitulée «addourouf» (les conditions, connotation péjorative ndlr) il s’est fait épingler par la censure.
«Ces artistes d’un genre nouveau sont rejetés par le système»
Cet exemple montre aussi que le pays traversait une période tendue où personne n’était à l’abri des soupçons de subversion. Cette situation n’est pas exclusive au Maroc. Elle répond, à mon sens, à un schéma assez classique. Au départ, ces artistes d’un genre nouveau sont rejetés par le système. Ensuite survient une seconde phase, où le système tente de tirer profit de leur existence en tentant de les récupérer. Il peut le faire de deux manières, soit la récupération politique soit par la tentation économique. Naturellement, les groupes et chanteurs ont besoin d’être produits et de faire des tournées. Cela requiert des moyens financiers dont la plupart ne disposent pas. Dans ces conditions, il devient facile de céder aux avances de l’Etat lorsqu’il vous propose une prise en charge. Sans citer de noms, ce genre de cas concerne énormément d’artistes. Une fois que vous prenez goût à votre train de vie de «star», il devient difficile de s’en passer par la suite et de revenir à une production de contestation politique. Dans la grâce du système, vous êtes choyés et flattés. A l’inverse, vous pouvez subir son courroux».