Assurément, l’étendard prétendument islamique est sur tous les fronts, avec un épicentre au Moyen-Orient et une onde de choc qui touche l’Afrique et l’Europe, après avoir impacté les États-Unis d’Amérique. L’actualité médiatique en a fait un trop-plein quasi-quotidien. Sur le vieux continent, la France semble être l’espace le plus affecté par ses répliques meurtrières. Un bref rappel pour se remettre dans le contexte. Tout a commencé avec l’assassinat des journalistes de la publication satirique Charlie Hebdo, en pleine conférence de rédaction, dans ses propres locaux. Puis l’attaque d’un supermarché casher, fréquentée par des clients de confession juive. Un total de 17 victimes froidement abattues. Les 7, 8 et 9 janvier 2015, Paris et l’Île-de-France ont quasiment vécu un état de siège sécuritaire.
Même s’ils échappent à l’entendement d’un humanoïde normalement constitué, ces actes devaient bien avoir une motivation quelconque, aussi pathologique soit-elle. Leurs auteurs ont avoué, juste avant d’être neutralisés, qu’ils réagissaient aux caricatures blasphématoires du Prophète, publiées par Charlie Hebdo. La vague d’émotion intense qui a secoué la France est parfaitement compréhensible. À ceci près, qu’autant les crimes prémédités et perpétrés sont condamnables et répréhensibles, qu’autant le fait déclencheur de cette violence inadmissible prête à controverse. Il appelle à un débat de fond, avec la sérénité et le respect mutuel requis, au-delà des effusions émotionnelles du moment et des instrumentalisations politiques de tout bord. Malheureusement, c’est ce dernier cas de figure qui a prévalu.
La France a été submergée par une véritable psychose d’islamophobie aiguë, active et finalement agressive. Plus les membres du gouvernement appelaient, dans un langage circonstancié, à ne pas faire d’amalgame entre terrorisme et islam, plus il y en avait. Des mosquées et des cimetières ont été profanés. Il ne fait pas bon, aujourd’hui, à mettre un musulman dehors, qu’il ait une barbe ou non. Il ne fait pas bon, non plus, de dire ne serait-ce qu’une part de vérité. À savoir que Charlie Hebdo n’en était pas à sa première attaque frontale des sentiments religieux du quart de l’humanité.
Déjà en 2005, il avait relayé les caricatures du Prophète qui avaient été publiées par un journal danois. Ce qui avait provoqué une vague de protestation au Danemark et dans le monde musulman, ainsi qu’un plasticage du siège de Charlie Hebdo. En cédant à la récidive, ce journal semble avoir fait du blasphème un fond de commerce et pour cause ! À chaque numéro de ce type, le tirage et les ventes montent en flèche et permettent de renflouer une trésorerie constamment vacillante. Deux exemples très récents donnent la mesure de l’hystérie islamophobe qui s’est emparée de la France.
Dans la nuit du 14 au 15 janvier 2015, Mohamed El Maâkouli, Franco-marocain, a été assassiné chez lui par son voisin de palier, un Français dit « de souche », qui lui a porté 17 coups de couteau. L’épouse de la victime a entendu l’agresseur crier : « Je suis ton Dieu ; je suis ton islam ». Considéré comme déséquilibré mental, l’assassin a été interné dans un hôpital psychiatrique, sans autre forme de poursuites judiciaires. Quant au défunt, il a été enterré sans qu’aucun membre du consulat marocain n’ait daigné assister aux funérailles. Incompréhensible. Du côté de la presse française, du moins celle qui fait l’opinion, silence radio assourdissant.
Le ridicule a atteint son comble avec l’épisode de cet élève de CM2 à l’école primaire Flore de Nice. Le professeur a fait un cours de sensibilisation sous le slogan générique : « Je suis Charlie ». L’enfant a répondu : « Je ne suis pas Charlie, je suis Ahmed ». Il aurait même ajouté : « Je suis avec les terroristes ». Conséquence : l’enseignant alerte le directeur d’école, lequel appelle la police qui embarque le coupable – au plus âgé de 8 ans – et l’accuse d’« apologie du terrorisme ». Le petit garçon se retrouve au commissariat pour interrogatoire antiterroriste. Ses parents, d’origine algérienne, également. C’est ainsi que tout musulman, toutes tranches d’âge confondues, vivant en France, devient suspect jusqu’à ce qu’il prouve son innocence. Du Kafka revisité, en pire.
Une fois de plus, le peut-on rire de tout est revenu à la surface. Affirmatif, répondent en chœur les tenants d’un humour qui ne peut être que débridé, sans aucune sorte de frontière, ni dans les textes, ni dans les têtes. D’apparence généreusement universaliste, voilà une approche tellement libertaire que ne pas y souscrire paraîtrait douteusement liberticide. Sauf que, dans le cas d’espèce, le rire en question ne génère pas de la détente et de l’allégresse, ni n’adoucit les mœurs. Il chatouille le diable, en suscitant des réflexes dangereux de négation de la foi de l’autre.
Au final, cette attitude ignore superbement le facteur culturel qui passe ainsi par pertes et profits. La culture, dit-on, c’est ce qui reste lorsqu’on a tout oublié. Ce qui reste est, précisément, consubstantiel à l’identité de chacun et d’une communauté, tel qu’il est exprimé par les convictions religieuses, par le véhicule linguistique et par le réceptacle mémoriel de l’histoire. La sacralité du Prophète participe de ce corpus de cadrage d’un mode de pensée et de vie qui se trouve déprécié, voire complètement banni et interdit de séjour dans certains pays d’accueil de communautés étrangères.
Les aires de culture sont certes identifiables sur une mappemonde, à condition qu’elles ne soient pas mobiles, en tout cas pas exportables. La mondialisation, reconnaissons-le, n’est que la libre circulation des biens, pas celle des personnes; et surtout pas des personnes avec leur culture. Or, nombre de pays européens, dont la France, ont reçu des strates successives de flux migratoires, sur plusieurs générations. Ils sont devenus des sociétés multiculturelles. Problème. Ce multiculturalisme n’a pas été intégré par des États qui, en même temps, reprochent à leurs immigrés leur manque d’intégration. En France, les valeurs de la République sont constamment mises en avant, non pas comme un substratum de codes de conduite à respecter, pour un meilleur « vivre-ensemble », selon l’expression consacrée, mais comme un moule dont on doit se conformer de façon exclusive et sans partage. Les communautés étrangères sont donc priées de laisser leurs constituants culturels au vestiaire. Le label voulu d’intégration, d’acculturation et de « déculturation » est à ce prix…
YOUSSEF CHMIROU
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION & DE LA RÉDACTION