Soixante-huit ans d’indépendance du Maroc, voilà un chiffre qui mérite un arrêt sur image mobile et interrogatif. Il y aurait plus d’un angle d’observation sur plusieurs secteurs de vie, d’activité et d’évaluation. Un collectif d’intervenants de divers horizons et de centres d’intérêts avait fait cet effort récapitulatif pour le cinquantenaire, en 2005. Les six décennies révolues pourraient être revisitées à partir d’un viseur sémantique. C’est connu, les mots s’adaptent, s’actualisent et évoluent. Au cours de cette longue mutation, ils ne conservent pas forcément le même sens. Deux vocables retiennent l’attention, en rapport avec le sujet qui nous intéresse : indépendance et souveraineté.
Ces mots à fort potentiel de mobilisation des esprits ont eu une résonnance telle qu’ils ont constitué le moteur imparable du vaste mouvement de décolonisation au siècle dernier. Nous y avons, nous aussi amplement adhéré. Ce qui ne dispense pas d’un regard d’exploration rétrospectif sur les ressorts de l’époque, dans leur véracité contextuelle et leur mise en interface avec les réalités du présent.
Les anciens ont souvenance des mots d’ordre, post-indépendance portés par une bonne partie du mouvement national pour qui une indépendance ne peut être que totale et, en aucun cas, partielle. Passons sur la controverse à propos de la date de l’indépendance du Maroc officiellement annoncée le 2 mars 1956. Toujours est-il que les accords d’Aix-les-Bains de septembre 1955 et de la Celle-Saint-Cloud, en novembre 1955, n’ont permis d’accéder, disait-on, qu’à une indépendance qui se résume à quelques attributs de souveraineté forcément formelle. Nous sommes à la confluence des années 1950 et 1960. L’argumentaire affiché dénonçait, entre autre accaparement du pouvoir politique, la main mise, toujours effective, des intérêts français sur l’économie marocaine et la présence de bases militaires américaines dans le pays. Pour parachever cette indépendance, il fallait, dans l’ordre, évacuer les bases et « marocaniser » l’économie. Ce qui fut fait, non pas dans le sens voulu par les forces démocratiques et progressistes du pays ; mais avec les tournures et les impacts négatifs que l’ont sait aux plans économique et social.
Où en sommes-nous actuellement par rapport à ces deux termes de référence, indépendance et souveraineté ? Sans vouloir s’acquitter, à moindre frais, de cette interrogation, le cheminement basique de la réflexion incite à revenir à l’offre de signification du dictionnaire. On y lit que : « l’indépendance est le refus de toute sujétion, relation de dépendance, pression ou contrainte ». Quant à « la souveraineté nationale, elle caractérise l’indépendance de l’Etat-nation par rapport à d’autres Etats ou à des instances internationales ». Il est évident que ces deux définitions sont quelque peu figées dans leurs moules étymologiques. Le présent est ailleurs, pour ne pas dire aux antipodes. L’indépendance économique, y compris dans ses dimensions politiques, n’à plus droit de cité. Elle est devenue totalement obsolète, à tel point qu’elle n’est plus recherchée. La mondialisation est passée par là. C’est plutôt l’imbrication des intérêts et des raisons d’Etat qui priment et qui font force de loi objective dans le nouvel ordre mondial. Le Maroc, séculièrement ouvert sur les outre-mer, entre Méditerranée et Atlantique, ainsi que sur sa continuité continentale, ne pouvait, échapper. Il court derrière les sources d’émanation du capital étranger et des opportunités d’investissement qui vont avec. Un tapis rouge d’incitations et de facilitation est déroulé à leur intention. Tout le pouvoir public et l’ensemble du circuit diplomatique sont mobilisés dans ce sens. Cette démarche englobe, quand elle n’en constitue pas le substrat opératoire, les alliances politiques et les accords militaires de défense mutuelle. A titre d’illustration de ce registre, le Golfe arabique est plus que jamais proche du Maroc.
La lecture des 60 ans d’indépendance du Maroc pourrait difficilement faire l’économie de ce prisme complexe, dans son évolution ; de cette distorsion dans le temps entre les convictions d’hier et les impératifs d’aujourd’hui. On retiendra, précisément, la prévalence permanente et incontournable du contexte dans ses dimensions nationale et internationale. Vaste programme… C’est dans cet espace-temps que votre magasine a nourri le projet de s’inscrire et de contribuer à entretenir notre mémoire historique, depuis cinq années bouclées par le présent numéro. Bon anniversaire et bonne lecture.
YOUSSEF CHMIROU, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION