Les attentats de Paris ont donné lieu jusqu’à présent à deux types de réactions. Il y a eu le temps du choc, de l’émotion, de la condamnation et de l’élan de solidarité avec les victimes. Il y a eu aussi la dénonciation de l’amalgame, porteur de discrimination dans le contexte d’une islamophobie rampante qui a précédé et suivi les tueries. Je voudrais proposer quelques pistes de questionnement à partir de réactions suggestives.
L’événement a-t-il l’envergure d’un tournant ? Le parallélisme avec 2001 est-il justifié ? L’écrivain algérien Kamal Daoud observe : « Il y a des micro-11-Septembre chaque jour, dans chaque pays, qui ne sont pas soumis au même effet de loupe médiatique (…). On massacre par centaines, on kidnappe, on viole en Syrie, en Irak, au Nigeria ». De son côté, Antoine Compagnon, professeur au Collège de France, remarque que la comparaison « permet de voiler le fait que les meurtriers, ceux de « Charlie Hebdo » comme ceux de l’Hyper cacher, sont non pas des Saoudiens, comme l’étaient en majorité les exécutants du 11-Septembre, mais bien des jeunes français, des concitoyens, nés ici, grandis ici, éduqués ici ».
S’agit-il donc d’un phénomène interne ou externe ? La frontière n’obéit plus aux critères et à la géographie d’antan. Dans un ouvrage paru en 2008, Olivier Roy se demandait déjà : « Pourquoi le salafisme radical attire-t-il des jeunes européens, blancs ou noirs ? Comment se fait-il qu’Al Qaïda soit l’organisation « islamique » qui compte le plus fort pourcentage de convertis ? ». L’auteur montre que le contexte de la mondialisation a soumis le religieux à un processus de « déterritorialisation », à « un découplage durable entre religions, territoires, sociétés et États ». Les itinéraires des jihadistes européens se ressemblent, avec les moments de rupture, le rôle d’Internet, un regard qui perçoit la culture ambiante « comme un blasphème permanent », et la circulation permettant le séjour dans les zones d’initiation à l’action armée.
De manière générale, l’événement donne lieu à trois types de lecture. Sur un plan élargi, le jihadisme est situé dans la longue histoire de l’implication des puissances occidentales dans les conflits du Moyen-Orient. Le paradigme afghan fonctionne depuis environ quarante ans. Il s’est étendu progressivement vers le monde arabe et le Sahel, sous l’effet des crises irakiennes et des impasses du « printemps arabe », dues en partie aux interventions militaires étrangères. Olivier Roy opte quant à lui pour une analyse délibérément sociologique. Il décèle une radicalisation corollaire d’une « déculturation » du religieux, à savoir un « croisement entre un référentiel musulman (…) et une culture de la violence, du ressentiment, de la fascination nihiliste pour un héroïsme malsain, négatif et suicidaire » (voir l’entretien publié le 11 janvier 2015 dans Mediapart). Il y a enfin une analyse d’ordre culturel. Compagnon évoque l’ambivalence liée à la liberté d’expression. Pour lui, « la caricature n’est pas foncièrement méchante ; elle suppose de la connivence avec ce qu’elle moque, et la connivence ne va pas sans la tolérance ». Ceci dit, « il y a des choses avec lesquelles on ne rigole pas (ou plus, ou de moins en moins), parce que nos parents, nos amis, nos voisins y croient, et que cela pourrait les blesser. Les caricatures les plus injurieuses de la Révolution ne seraient pas publiées aujourd’hui ».
Le pays de Rabelais et de Voltaire admet-il actuellement le droit à l’irrévérence et l’irrespect sans limites ? Le sacré ne prend-il pas d’autres formes ? Combien sont les thèmes qui tombent sous l’accusation d’antisémitisme ? À l’extérieur, c’est bien une double logique : la défense de la liberté d’expression et des droits humains légitime diverses modalités de droit d’ingérence, sauf quand le sacré sent le pétrole ou l’investissement juteux.
D’un autre côté, quand apparaît le discours de la haine, où situer la frontière entre le droit à la dérision et l’effet de provocation ? Mais alors, comment concilier la laïcité avec la reconnaissance respectueuse du pluralisme culturel et religieux ? Le modèle français semble bien mis à l’épreuve.
Par Abdelahad Sebti, conseiller scientifique de Zamane
(1) Lire les interventions des deux auteurs dans le supplément « Livres »
du quotidien Le Monde, 16 janvier 2015.
(2) La Sainte Ignorance. Le temps de la religion sans culture,
Paris, Seuil, 2e éd., 2012.