Jusqu’à l’avènement du nouveau règne, le Maroc comptait à peine deux hôpitaux universitaires ou CHU : à Rabat et Casablanca. Il fallait donc y accourir des quatre coins du royaume pour recevoir des soins appropriés ou une formation pour les futures blouses blanches.
À la même période, les indicateurs de la santé des Marocains étaient inquiétants : couverture médicale, accouchements en milieu non médicalisé, mortalité post-natale, nombre de médecins par habitants… Tous ces indicateurs étaient dans le rouge.
On mesure tout le chemin parcouru aujourd’hui, et fort heureusement. Mais on mesure aussi tout le retard qui avait, jusque-là, été accumulé. De quand date-t-il exactement ?
Jusqu’à la fin du Moyen Âge, la plupart des grands médecins qui ont pratiqué dans les terres d’Al-Aqsa (actuel Maroc) étaient des «transfuges» venus d’Al-Andalus. Le pont qui existait à l’époque entre le Maroc et la presqu’île ibérique permettait cette circulation. Les médecins andalous «descendaient» fréquemment à Fès ou Marrakech. Certains y ont élu domicile et dirigé des Maristans, le nom que l’on donnait aux «cliniques» de l’époque. Parfois, ils partageaient leur savoir à la Qaraouiyine où l’enseignement de la médecine était courant.
Ces médecins du Moyen Âge ressemblaient aux enseignants universitaires aujourd’hui, partageant leur temps entre la pratique et la formation médicale. Et les Maristans de l’époque assuraient, grâce au système du «waqf» et aux dons des mécènes, une mutualisation du coût de la santé qui profitait aux plus pauvres. Mais tout cela s’arrêta net. Et ce système ingénieux disparut à jamais, comme s’il n’avait jamais existé.
Les Maristans ferment les uns après les autres, ou se transforment en asiles-mouroirs pour les fous et les laissés-pour-compte. Les médecins se font rares : le réseau andalou disparaît pour laisser la place, plus tard, à un réseau plus élitiste de médecins européens (Anglais, Français, Hollandais) qui soignera surtout l’institution que forme le sultan, avec sa cour et sa suite. Et l’enseignement de la médecine quitte à son tour les tablettes de «l’université d’Al-Qaraouiyine».
Le pourquoi de la catastrophe s’explique de plusieurs manières. La première est endogène : même à ses meilleures moments, la pratique de la médecine n’a jamais été une politique d’état. Elle relève plus du fait du prince : c’est à quelques sultans ou califes éclairés qu’on la doit, rien d’autre.
Quand l’état mérinide s’effondre, il ne reste plus rien ou presque. C’est ce qui explique la description effarante que fait un Hassan al-Wazzan, alias Léon l’Africain, contemporain des Wattassides (fin du XVème-début du XVIème), quand il constate la quasi-absence de médecins et d’apothicaires dans les terres de l’Aqsa.
Ajoutons aussi, parmi les facteurs endogènes, que l’enseignement de la médecine à la Qaraouiyine n’a jamais été une priorité. L’université de Fès, mais aussi celle de Ben Youssef à Marrakech, avaient la vocation première d’enseigner les sciences islamiques (avec la langue arabe et les mathématiques). La médecine venait après et n’était envisagée que sous le prisme de la religion. La «Ijaza» (diplôme de médecine de l’époque) attestait d’abord que le praticien était un bon musulman, un homme de foi…
Mais il y a aussi un facteur exogène qui explique la catastrophe, et qui est propre au Maroc. D’abord la perte d’Al-Andalus, ensuite la menace ottomane, et pour finir l’occupation française de l’Algérie : ces éléments, étalés dans le temps, ont réduit, pour ne pas dire coupé les fameux ponts qui permettaient la circulation des médecins transfuges venant du nord ou l’est de l’Empire Chérifien.
L’autarcie forcée dans laquelle le Maroc va plonger pour tenter de prolonger son indépendance, surtout dans le XIXème siècle, n’avait pas d’équivalent. Plus qu’ailleurs, il fallait faire sans médecins (dans le sens scientifique du terme) et sans réelles structures de soins. Ou presque. Ce décalage et ce retard, l’Aqsa, désormais dépassé par ses voisins, ne parviendra jamais à le combler, ni à le rattraper.
C’est cet état d’arriération extrême que les médecins explorateurs constatèrent quand ils ont foulé le sol marocain, loin des palais sultaniens et des riches demeures des élites, à la veille du Protectorat. Un état qu’ils exploitèrent, au passage, pour faciliter la pénétration-pacification du pays : mais là, c’est une autre histoire…
Karim Boukhari
Directeur de la rédaction