Elle court, elle court la manie de la rumeur. Rien ne l’arrête, ni le temps, ni l’espace. Des générations après, elle est toujours vivace, toujours impertinente devant cette pâle vérité vraie qui peine à lui faire face. Elle s’incruste dans les replis de l’esprit jusqu’à devenir une sorte de vérité informelle, se parant des attributs d’une crédibilité de substitution. Combien n’avons-nous pas entendu de ces rumeurs qui nous ont accompagnés notre vie durant. Toutes les rumeurs n’ont pourtant pas la même espérance de vie, ni la même longévité. Il arrive qu’elles dépérissent, qu’elles perdent de leur impact et même qu’elles meurent. Mais il en reste toujours quelque chose, n’est-ce pas ?
Les contemporains s’en souviennent avec une certaine curiosité interrogative. Combien n’avons-nous pas été aussi crédules, aussi naïfs pour croire ce qui passe aujourd’hui pour des balivernes de la taille d’une douzaine de couleuvres à avaler. On en trouve des vertes et des pas mûres ; souvent de quoi dormir debout ; mais parfois tellement bien ficelées qu’on tombe dans le piège et pour longtemps. Nous vous proposons, dans le dossier de ce numéro quelques spécimens édifiants, l’exhaustivité étant impossible, aussi riche et variée soit-elle. La rumeur, comme toute manifestation humaine, est le produit de son contexte. Il y a toujours un milieu favorable qui préside à la naissance d’une rumeur. Une conjonction de faits, un état d’esprit collectif, une conjoncture. Comme quoi, une rumeur n’a pas seulement une histoire, elle est elle-même une production historique qui rend compte d’une époque dans toutes ses facettes factuelles, ses préoccupations et ses centres d’intérêts du moment. Des conditions qui déterminent la réceptivité à la rumeur ; mieux encore, son intégration comme étant une idée reçue qui dit vrai pour un temps seulement, ou pour longtemps. D’où vient la rumeur et à quoi peut-elle servir ? Par définition, la rumeur n’a pas de source avérée et avouée ; autrement, ce serait une banale information. Elle peut, cependant, passer pour une information, suite à un colportage successif qui lui confère un habillage de crédibilité. C’est le « qu’on dira-t-on » du fameux téléphone. Tout se passe comme s’il y avait un centre occulte de diffusion, une sorte de service de l’ombre qui conçoit et lâche une rumeur ; qui la fait prospérer, quitte à l’entretenir en cas de fléchissement. La rapidité et l’étendue de sa propagation sont telles qu’il est difficile d’en attribuer la paternité à un cercle précis quelle qu’en soit l’obédience. Parfois, la rumeur n’en fait qu’à sa tête. Elle se donne des ailes et prend des proportions qui dépassent les vœux de ses initiateurs. Elle leur échappe. Produit historique d’un moment, la rumeur peut devenir elle-même productive d’histoire, par excès ou par défaut, en faisant trop ou trop peu, ou les deux à la fois. Les moyens de transmission par les médias n’ayant pas toujours existé, ou très insuffisamment, il était difficile d’assurer une certaine régulation ou un tant soit peu de contrôle. Pendant le Protectorat et les premières années de l’Indépendance, c’était le règne absolu du bouche-à-oreille. La presse post-Indépendance, essentiellement partisane, jouera un certain rôle dans ce domaine. Mais à un certain niveau, il faut bien le reconnaître, un peu plus honorable que ce qu’il en sera après l’apparition d’une pléthore d’organes où la course au sensationnel a pris le pas sur l’obligation professionnelle. Toute chose ayant, par ailleurs, une motivation de départ ou une orientation chemin faisant, quels sont les objectifs connus ou supposés de la rumeur ? L’éventail est excessivement large, quasiment infini. Mais l’enjeu suprême d’une rumeur qui se respecte, sans avoir de respect pour quoi que ce soit, reste la volonté insidieuse de supplanter la véracité des faits. L’histoire, de par sa méthodologie scientifiquement éprouvée, est, en principe, suffisamment armée pour démêler le bon grain de l’ivraie, le vrai du faux. Il n’empêche que la pratique historique peut très bien prospecter la rumeur dans sa quête de vérité. Paradoxalement et a contrario, la rumeur devient alors un matériau de réflexion et de recherche.
YOUSSEF CHMIROU
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION