Que Dieu nous protège ! »: telle est la réplique qu’on entend le plus souvent lorsqu’on évoque les troubles qui secouent les pays de notre région. Ce qu’on a appelé « printemps arabe » s’est vite transformé en cauchemar terrible, où le pire est en train de se produire tous les jours. Nous avons donc raison de nous sentir épargnés par la tourmente, et d’appartenir au petit club de pays (la plupart étant des monarchies) où les mouvements de protestation populaire ont été gérés avec habileté. Avec un peu de recul, on ne peut manquer d’être étonné par le retournement de situation : il y a à peine quarante ans, les monarchies du « monde arabe » sentaient le souffle de vents contraires, les régimes qui leur étaient opposés (Nasser en Egypte, Baathistes en Syrie et en Irak, révolutionnaires au Yémen, Libye, Soudan) bénéficiaient du soutien populaire et semblaient avoir l’avenir pour eux. Les monarchies, en revanche, craignaient pour leur survie et beaucoup d’observateurs croyaient leurs jours comptés. Personne ne pouvait deviner à l’époque que la situation se retournerait complètement, que les pays où des régimes légitimés par des idéologies fortes allaient connaître ce genre de « turbulences », initiées par les masses populaires d’où ils tiraient leur soutien. Les raisons du « cauchemar arabe » sont certainement un sujet légitime de réflexion. Mais il y a peut-être des questions qui devraient nous préoccuper en particulier, nous autres qui vivons dans des pays que « Dieu a protégés » contre les effets de la tourmente : quelles sont les raisons – à part la protection divine – qui ont permis à nos pays d’éviter les troubles vécus par les autres ? Outre les procédés de gestion immédiate de la crise, y aurait-il des raisons plus profondes, d’ordre « structurel » comme on dit, qui auraient manifesté leurs effets à ces moments ? On entend déjà dire que les régimes de pays comme le nôtre bénéficient d’une légitimité bien mieux assise que celle des républiques populaires, et que les rapports entre le politique et le religieux y sont définis par des traditions multiséculaires. Sans pouvoir donner de réponse certaine à ce genre de questions (qui impliquent l’idée de prédire l’avenir, ce qui constitue un exercice fort risqué), il est vraisemblable que la prudence dans la gestion du changement (ne pas vouloir forcer les choses dans un sens ou un autre) est pour quelque chose dans les réactions du grand public. Cela est vrai, en principe, dans n’importe quel contexte. Dans le cas qui nous concerne, la question qui se pose en premier lieu porte sur la réactivation de formes de discours politiques qui ont prévalu dans le passé, par lesquels les pouvoirs en place et l’opposition, chacun de son côté, devaient se positionner comme meilleur défenseur de la foi orthodoxe. La compétition politique, pour emprunter un langage moderne, adoptait une symbolique religieuse : les uns et les autres se proclamant défenseurs de la foi. La proclamation d’un tel rôle par l’une des parties imposait à l’autre de faire de même. La surenchère était inévitable et le recours aux extrêmes était souvent payant, même de façon limitée. De nos jours, les attentes des peuples, qu’on évite ou non de les bousculer à propos de leurs traditions, sont de nature bien différente. Ils attendent des pouvoirs publics des services palpables, dans plusieurs domaines. N’oublions pas que le pouvoir politique d’autrefois ne s’occupait ni de l’économie, ni de l’éducation, ni de la santé publique. Son rôle était pratiquement restreint à la défense contre les attaques extérieures et au maintien de l’ordre à l’intérieur. C’est pour cela que la légitimation par la religion était nécessaire. De nos jours, la légitimation se fonde sur la réponse donnée à des attentes justement dans les domaines des libertés, de l’économie, de la santé, de l’éducation, etc.
Il conviendrait peut-être de garder à l’esprit ces faits que dicte le simple bon sens : l’excès de zèle en matière de légitimation par la religion peut favoriser des formes de surenchère, et il serait plus sage d’en user de façon limitée, en gardant à l’esprit que les temps changent. En revanche, l’écoute des aspirations des peuples, comme l’indique encore une fois le simple bon sens, est la voie de l’avenir. En d’autres termes, nous vivons peut-être des moments où des formes de légitimité, qui invoquent des traditions religieuses, permettent d’éviter des secousses violentes, mais juste le temps de passer à d’autres formes de légitimité, beaucoup mieux adaptées à l’esprit du temps et aux aspirations des hommes et femmes d’aujourd’hui.
Par Abdou Filali Ansary