La globalisation implique une évolution des processus de domination. Après une courte période d’hyper-puissance américaine qui a suivi la chute du mur de Berlin, le monde s’achemine vers une situation de multipolarité, voire de « désordre multipolaire ». D’où l’intérêt de la question des empires qui fait l’objet d’un hors-série exceptionnel du Monde, publié en marge de la 18ème édition des « Rendez-vous de l’Histoire » qui se tiennent annuellement à Blois. Un festival où les historiens se retrouvent afin d’exposer l’état de leurs réflexions, de présenter leurs travaux et de confronter leurs points de vue. On constate d’abord un changement de perspective. L’approche est plus globale, dans l’espace et le temps ; elle tente de dépasser la vision euro-centrée. Pour l’historien indien Sanjay Subrahmanyam, un empire est « un système politique complexe composé de plusieurs cultures, plusieurs langues et plusieurs systèmes socio-économiques articulés autour de rapports de force entre un centre et des régions plus ou moins intégrées au système ».
Romain Bertrand propose une véritable boîte à outils pour décrypter les modalités de la domination impériale. Il y a une souveraineté « feuilletée » tolérant le pluralisme juridique, un niveau intermédiaire de gouvernement, une citoyenneté « graduée », un appareil militaire qui recourt aux supplétifs « indigènes », des échanges économiques mondialisés, une hybridité culturelle et des villes qui jouent parfois le rôle de façades d’empires et de creusets pour les mouvements nationalistes. Envisagé sur une longue durée, le phénomène des empires a connu trois moments importants : chinois, puis islamique, puis occidental. En 1912 prit fin en Chine la plus longue succession des dynasties impériales de l’Histoire (2000 ans). L’apogée de l’ère impériale islamique se situe entre le 7e et le 11e siècle. Le pouvoir passa alors des Arabes aux Turcs, Slaves et Berbères. L’empire mongol frappe par son étendue, c’est le plus vaste empire terrestre de l’Histoire, fondé par Gengis Khan à la tête d’un petit peuple nomade. Pour administrer l’empire, le pouvoir mongol s’est appuyé sur des élites chinoises, arabes et persanes, tout en respectant leurs spécificités culturelles et religieuses ; puis les conquérants ont été « acculturés et engloutis par les populations qu’ils avaient si durement soumises ». Témoin de ces bouleversements, Ibn Khaldoun a été salué récemment comme théoricien des empires. « Le lien qu’il établit entre le récit politique, l’évolution des forces sociales, les productions économiques et culturelles est sans équivalent avant les Lumières et la pensée du 19e siècle européen » (G. Martinez-Gros).
Le moment occidental commence au 15e siècle avec les entreprises ibériques, ce qui n’a pas empêché les Ottomans de rivaliser un siècle plus tard avec les Espagnols dans le bassin méditerranéen. Une ligne de continuité relie en même temps Rome, le Saint-Empire germanique et Napoléon, dans une même constante de l’Occident : la « confusion entre l’universalisme des idées et leur incarnation dans une forme politique imposée par les armes » (A. Reverchon). Le 20e siècle a été très marqué par des conflits d’empires. C’est le cas de la première guerre mondiale qui a abouti à l’effondrement de quatre empires (allemand, austro-hongrois, russe et ottoman). Puis l’après-guerre a produit un contexte d’instabilité qui a vu naître l’empire nazi, fondé sur le racisme, et qui est entré en guerre contre quatre empires (français, britannique, soviétique et américain), vainqueurs du second conflit mondial. Puis ce fut la fin des empires coloniaux, avec des trajectoires différentes pour chacun.
Le dossier traite aussi des « rêves d’empires » dans le monde d’aujourd’hui. Nous voyons par exemple la France évoquer ses « responsabilités particulières » pour légitimer ses interventions militaires dans ses anciennes possessions africaines. L’idéologie du Front national ne trouve-t-elle pas son origine dans l’imaginaire colonial de l’empire français, avec son obsession de l’encerclement par les « indigènes » ? A un niveau plus large, « l’impérialisme sans empire » pourrait désigner la domination exercée de nos jours par la finance et le numérique, et le paradoxe des nouvelles technologies, censées être porteuses de démocratisation, et qui ont abouti à un pouvoir d’oligopoles incarné par les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple).
Le thème des empires nous permet de prendre en compte différentes échelles qui offrent les moyens d’appréhender l’évolution historique du monde. Il nous amène à nuancer, comparer, et mieux comprendre par là-même certains ressorts de notre propre histoire.
Par Abdelahad Sebti, conseiller scientifique de Zamane