En réaction à notre dernier dossier intitulé «le makhzen d’hier à aujourd’hui», l’éminent historien propose de revisiter ce concept qui suscite encore de nombreuses interrogations.
Alors que s’annonçait [au milieu du XIe siècle ap. JC] le déclin des royaumes Sanhadja du Nord-Est et qu’avançait vers le Centre le mouvement des Bédouins Banou Hilal venus d’Egypte, d’autres Sanhadja allaient partir de l’extrême Sud-Ouest du Sahara vers le Nord occidental. Tout en se réclamant d’une doctrine sunnite consacrée par une lecture qui la voulait almoravide, c’est-à-dire à la fois ascétique et djihadienne, ces Sahariens, de même que leurs cousins zirido-hammâdides, n’étaient point indifférents, loin s’en faut, au contrôle alléchant des réseaux reliant la Méditerranée à l’Afrique subsaharienne. Aussi ne tardèrent-ils pas à échafauder peu à peu, au gré même de la configuration ponctuelle récente de ces réseaux, un nouvel espace-pivot destiné à être le centre de leur domaine et qui sera dorénavant connu et catalogué par la nomenclature locale sous le nom d’al-Maghrib al-Aqsa. Or il s’avère que cet espace-pivot, bien qu’essentiellement enserré entre la Méditerranée, le Sahara et les oasis du Sud-Est prolongées par la Moulouya, allait avoir pour trait récurrent de constituer un espace-noyau aux marges variables. Du fait de l’interconnexion découlant de la solidarité déjà évoquée de l’espace du Maghreb et aussi parce que les dynasties successives auront cherché opportunément à s’étendre, compte-tenu de leur point de départ respectif soit vers le Sud – c’est le cas des initiateurs almoravides, aux tout débuts, et plus tard des Saâdiens -, soit vers l’Est – et ce sera le cas surtout des Almohades suivis des Mérinides – mais toujours en direction du Nord, par delà le Maroc atlantique, pour tenter de passer outre le Détroit.
Apparition du mot et de la chose
Il faut dire que cette orientation multidirectionnelle gravite, à travers les épisodes, autour d’un système centralisateur appelé Makhzan [Makhzen], lequel est signalé comme tel au niveau de l’écrit, à peu près en même temps que la fondation de l’espace central-noyau en question. A propos de ce terme, notons qu’il n’était point totalement inconnu comme vocable en Occident islamique médiéval. Intégré en Andalousie umayyade [Omayade] à l’expression abid al-makhzan « dans le sens d’esclaves du trésor plutôt qu’esclaves du gouvernement », on l’évoquera par ailleurs, au sein du lexique administratif propre au même domaine en recourant à l’usage diversifié de la racine KH Z N renvoyant à la notion d’enfermement et de conservation dans la durée. […]
Du côté du versant maghrébin, le même terme Makhzan, en tant que nom commun, aurait été attesté pour la première fois, à ce qu’il semble, en Ifriqiya aghlabide (800-909 ap. JC) « pour désigner un coffre fort de fer » enfermant « les sommes d’argent provenant des impôts et destinées au calife abbaside de Baghdad ». Si bien qu’ici comme là, le même vocable paraît relever exclusivement du domaine fiscal étatique. Et l’on remarquera par la même occasion que la trace n’en est guère signalée au Maghreb à l’époque des Fâtimides, que l’on sache, ni à celle de leurs successeurs zirido-hammâdides. A moins qu’il ne soit tenu compte, pour l’épisode probable de transition et en tout cas avant l’année 1012, de la mention apparemment isolée du référent makhzan avec le sens particulier de magasin dans une fatwa ifriqiyenne d’époque, on ne voit pas que le mot ait été couramment usité dans la région, en tout cas au niveau de l’écrit. Pas plus en ce dernier sens privé et domestique, au demeurant, qu’en terme d’organisation financière officielle.
Comment s’expliquerait alors le passage, pour ce vocable d’une simple acception courante se ramenant, en fin de compte, à l’action de dépôt vers un sens spécifique désignant ce système de pouvoir apparu au Maghreb-extrême par suite de l’avènement, au tournant du Ve/XIe siècle, des nomades Almoravides ? Compte tenu de l’itinéraire suivi par ces nomades, ne serait-il pas concevable qu’ils aient pu être frappés par le phénomène d’entrepôt en prenant contact, notamment, avec le Drâa et le Sous et que, séduits par cette institution règlementant le fonctionnement de l’agadir, si peu mentionnée fût-elle à cette époque, ils aient peut-être été jusqu’à s’en inspirer pour asseoir, pratiquement, un Etat-magasin considéré agadir à grande échelle ? Tel le modèle, cet Etat-là aurait été alors perçu comme entrepôt ou magasin (makhzan) considéré comme individuel – c’est-à-dire émiral – tout en étant présenté comme collectif et partant, peu à peu, comme étatique. Vu le contexte socioculturel encadrant le projet des conquérants, une telle démarche paraît d’autant plus admissible, du moins comme hypothèse, que la dialectique existant, d’un point de vue théorique, entre un signifiant et le savoir partagé et/ou implicite qui le soutient aurait conduit ici, probablement, à opter pour le terme makhzen comme signifiant emprunté à un idiome sanctifié et dominant – celui, bien entendu, de l’arabe –, cependant qu’il s’agissait d’exprimer un signifié vivant mais refoulé du fait, sans aucun doute, qu’il était à la fois profane et dominé.
Le système fâtimide
Au total, on retiendra que le système makhzenien, bien qu’original, n’émane vraisemblablement pas tout à fait du néant. Car, outre l’évocation nominale attribuée aux Aghlabides d’Ifriqiya, des points de similitude s’imposent, on y revient, entre ledit système et celui, également Ifriqiyen, des Fâtimides. De fait, les trois types de gestion ont en commun de se poser chacun en prétendant exclusif au monopole. Tous, en tout cas, ont accordé une certaine prépondérance au commerce caravanier. Etant conduits par la même à privilégier le contrôle extensif des réseaux, ils n’ont eu d’autre choix, du moins en théorie, que d’adhérer au monde de centralisation étatique érigé après coup, l’historiographie aidant, en véritable choix fondateur. Cela étant, un hiatus de fond paraît avoir particularisé le Makhzen almoravide vis-à-vis des essais antérieurs d’Ifriqiya. Du fait, d’une part, que l’intervenant extrême-maghrébin appartient d’abord à son espace de mouvement, au sens large, et se comporte essentiellement comme tel alors que l’imam fâtimide, de même, sinon plus, que le lieutenant aghlabide, paraît plutôt habité par un ailleurs oriental.
D’autre part, et sans doute pour cette raison précise, la centralisation makhzenienne apparaît en gros comme plus souple. En ce sens qu’elle véhicule, au sein comme en dehors de la asabiya dominante, une espèce de dosage associationniste tribal qui serait défaillant, à ce qu’il semble, en Ifriqiya sous le règne des Fâtimides. Quant au système particulier des Idrissides, on sait qu’il avait dû privilégier l’urbanisation conjuguée assez étroitement avec l’exploitation des mines et la dynamisation de l’économie agraire. On sait aussi qu’il n’a jamais réussi, quoi que prétende une historiographie postérieure de plus de trois siècles, à supplanter les autres entités et émirats rivaux pour fonder un Etat central effectif et qu’en dépit de l’intérêt relatif porté à l’expansion et au trafic des réseaux caravaniers par Idris II, le domaine idrisside, une fois disparu ce dernier, allait éclater irrémédiablement – et de propos délibéré – en de multiples principautés centrifuges. Si bien qu’à son éclosion définitive, le Makhzan, au niveau du Maghreb-Extrême, paraît à l’évidence inédit. […] »
Par Mohammed Kably