L’ancien est peut-être en train de mourir, selon la fameuse expression de Gramsci, mais le nouveau est-il en train de naître ? Il faut croire, et c’est à cela que nous invite le sociologue Dominique Walton dans un livre, sans fioritures ni pédantisme, au titre angélique, «Communiquer, c’est vivre », qui vient de paraître chez les éditions Le Cherche Midi. Il prend déjà le contrepied de l’éthos des imagologues, « Vivre, c’est communiquer ». C’est déjà rassurant de sortir de l’ornière des faiseurs d’images sans objet. Ce que Platon, dans son allégorie de la caverne, n’avait pas imaginé. De quoi parle la thèse de Walton ? L’Occident, car c’est de lui qu’il s’agit, a vécu, depuis la Première guerre mondiale, le temps politique, puis s’est mis au lendemain de la Deuxième guerre mondiale au temps économique, avec un coup de fouet, après la chute du mur de Berlin. Certes, Fukuyama avait promis monts et merveilles avec sa thèse de la fin de l’histoire. Mais Walton est plutôt circonspect là-dessus : «La mondialisation n’est pas le triomphe de la démocratie, mais celui du capitalisme». Bon à savoir. Nous serons, selon Walton, à l’orée du temps culturel. C’est sur le chevet de l’Occident qu’il se penche. Pourquoi dans les démocraties occidentales, fatiguées et bardées de techniques interactives, les individus ont-ils du mal à s’écouter, à se confronter, à échanger, voire à cohabiter ? Walton se hasarde en pointant du doigt la mondialisation, couplée à la révolution des technologies de l’information, qui a bouleversé le rapport à l’Autre. L’augmentation hyperbolique des flux d’information et le déploiement fulgurant des flux des réseaux sociaux n’ont nullement facilité la connaissance de l’Autre ni la tolérance à son égard. La standardisation n’a pas harmonisé les cultures et les sociétés. Bien au contraire. Jamais les rumeurs, les secrets et le complotisme n’ont autant prospéré. «L’effacement des distances a révélé l’étendue de nos différences», dit-il. C’est ce qu’avait pressenti un poète, T. S. Eliot, il y a de cela presque un siècle, qui, de manière prémonitoire, s’était écrié : «Quel est le savoir que nous avons de tant de connaissances (ou d’informations) ?». Nous sommes, ou plutôt vous êtes (vous les maîtres de céans en Occident), informés, mais êtes-vous édifiés pour autant ? La technologie avec sa dernière lubie, Internet, n’a rien réglé : « La technologie a été investie de toutes les utopies politiques et d’une vertu thaumaturgique : elle allait guérir, résorber, apaiser les conflits». Mirage ! Car «l’apaisement fut doublement un leurre puisque la technologie n’efface en rien le poids des cultures, des histoires, des altérités, lesquelles sont autant sources de richesses que de conflits». Le fin mot est dit, la technologie a exacerbé les zones de frottement et d’affrontement. Les irritations ne sont pas que verbales. Echauffourées dans les banlieues, voire terrorisme.
Que faire ? Ignorer un mouvement de l’histoire, celui de la diversité culturelle ? Non. Céder à la tentation communautariste? Que nenni ! Et comment réussir donc la quadrature du cercle ?
Il faut faire avec le multiculturalisme, satisfaire les revendications d’identité culturelle. Mais par là même, maintenir – ou exiger, c’est selon – le principe d’adhésion à des valeurs démocratiques communes. C’est ce que Walton appelle la troisième mondialisation, qui a pour trame la culture. C’est le requiem de la mondialisation heureuse, promise par Fukuyama, où l’ennemi serait l’ennui. Parler culture est réconfortant. Mais n’est-il pas réducteur de ne l’aborder que sous l’angle sociologique ? Les us, les mœurs, les parlers, aux atavismes, en fin de compte. Quand on parle culture on sort le pistolet, disait-on, dans une Europe meurtrie. Aujourd’hui, quand on parle pensée, dans le monde de la périphérie, on sort la culture. Buvez votre thé, mangez votre couscous, portez votre caftan ou boubou, comme vous l’entendez, baragouinez votre patois, mais de grâce, n’allez pas plus loin ! Point de grands mots sur la répartition des richesses, la dérive du capitalisme, le cynisme de l’Occident…
C’est déjà énorme qu’on se rende à l’évidence, le leurre post-chute mur de Berlin. L’effet d’annonce de la fin de l’histoire est terminé, l’image ne crée pas l’objet, la technologie réduit la distance certes, mais dresse de nouvelles barrières, l’homme ne vit pas que de pain.
Osons d’aller un peu plus loin. L’Autre est aussi l’Autre lointain, qui pourrait être un partenaire. Allons plus loin encore. Pourquoi ne pas poser de questions, décortiquer des mécanismes ? Réfléchir en somme. Si c’est cela la culture, qu’elle soit la bienvenue.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane