L’histoire d’Abou Hafs est à la fois belle et tragique. Nous parlons d’un homme qui a longtemps bercé dans le salafisme jusqu’à en devenir l’un des symboles, malgré sa jeunesse. J’ai personnellement en souvenir l’un de ses prêches, enregistré à Fès au début des années 2000. C’était une époque, celle de l’avant-mai 2003, où le salafisme marocain proférait un discours public extrêmement violent, belliqueux, guerrier, et très largement takfiriste.
Abou Hafs a fait du chemin depuis. Ses prêches l’ont conduit en prison. Une prison, comme nous l’a appris l’histoire récente du Maroc, qui a souvent fonctionné comme fabrique de salafistes et de jihadistes. Dans le cas d’Abou Hafs, la prison a eu l’effet contraire. Elle lui a ouvert l’esprit. Le «cheikh» découvre les sciences humaines et sociales. Il pousse aussi le fiqh mais en empruntant des chemins de traverse, loin du dogme de la pensée unique.
L’homme qui est gracié en 2012 est ce qu’on appelle un «reborn», c’est-à-dire un homme qui vient de renaître au monde. Il ne s’est pas renié, il assume tout, mais il repart sur de nouvelles bases. L’une de ces bases, qui est la religion, reste fondamentale, mais au même titre que la sociologie, la psychologie, l’histoire… Tout un ensemble d’éléments a priori contradictoires, sauf qu’ils ne le sont pas forcément quand ils sont réellement au service de l’homme, de la dignité humaine et des valeurs universelles.
Notre homme continue son exploration. Il a touché depuis peu à la politique, échouant récemment à l’examen de la députation. C’est peut-être partie remise, mais ce n’est pas le plus important. L’ancien salafiste a mieux à faire: il continue de prêcher, mais pour dire des choses nouvelles, différentes, qui vont à l’encontre de ses convictions anciennes.
Dans une émission de la télévision marocaine, on a vu Abou Hafs soutenir les libertés individuelles dans leur acception universelle et pas seulement islamique. Plus qu’un bond en avant, c’est une révolution. Le alem, le docteur en religion, nous explique que c’est l’homme qui prime, pas les dogmes. Ce n’est pas à l’homme d’aujourd’hui de s’adapter aux textes d’hier, mais le contraire. Sur l’héritage selon la loi islamique (qui est, disons-le, basé sur une répartition injuste et inéquitable entre l’homme et la femme), Abou Hafs a résumé sa nouvelle pensée en une phrase lourde de sens : oui, la loi sur l’héritage doit être révisée, oui les Marocains doivent se saisir de cette question pour en faire un débat national. Et, last but not least, ce n’est pas seulement aux théologiens et aux religieux d’en débattre, il faut ouvrir la porte aux chercheurs en sciences humaines, les sociologues, les psychologues…
Je disais plus haut que l’histoire d’Abou Hafs était belle. Elle l’est assurément parce que c’est l’histoire d’un homme sincère et courageux, qui n’a pas hésité à dire : j’ai eu tort. C’est une histoire belle parce qu’elle prouve que la religion, ou la foi, n’est pas un obstacle à celui qui veut savoir, ou faire du bien. C’est la preuve aussi que la modernité peut affleurer au milieu des cercles religieux, que le dialogue est malgré tout possible.
Cette histoire est tragique aussi parce que les adversaires d’Abou Hafs sont ses alliés d’hier. Certains appellent à son excommunication, d’autres menacent son intégrité physique. L’imam donne aujourd’hui l’impression de prêcher à l’extérieur de sa paroisse ou de son milieu naturel. Ce n’est pas plus mal parce que sa voix portera toujours, même si elle est devenue inaudible pour ses amis d’hier.
Le Maroc et le monde musulman ont besoin d’autres Abou Hafs, plusieurs Abou Hafs. Des hommes capables de guider leur « public » vers la lumière, en lui rappelant une vérité essentielle : la religion n’a pas été créée pour dominer l’homme mais pour le servir. Le servir sans l’asservir !
(Lire aussi l’entretien d’Abou Hafs, dans le numéro 43 de Zamane en arabe, actuellement en kiosque).
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction