L’idée de l’éternel retour est une idée chère à Nietzche. Elle sera reprise par des anthropologues comme Mircea Eliade. Mais est-elle réellement nouvelle ? N’est-ce pas une réappropriation de l’idée grecque : tout change et reste comme avant. Pour Parménide, philosophe grecque, chaque phénomène pourra déboucher sur son contraire qu’il porte en germe.
Si tout est éternel retour, l’histoire serait-elle plus légère ou plus lourde ? Un Robespierre qui intervient une seule fois dans les annales de l’histoire serait plus léger, dirait le grand romancier Kundera, qu’un Robespierre qui ressuscite à chaque détour de l’histoire et qui finira par devenir une chape, lourde à porter.
Essayons de transposer sur le cas marocain, un Ba Hmad, un Bouhmara, ou un Glaoui, qui n’interviennent qu’une fois dans l’histoire, seraient légers à porter, quand bien même le prix serait fort pour leurs contemporains, mais s’ils venaient à se répéter à chaque séquence de l’histoire, voilà qui risque de peser lourd. Il serait encore plus lourd, s’ils ressuscitent tous dans une même séquence. Allons plus loin dans la supposition, et imaginons qu’ils se retrouvent dans une même officine. Poussons l’imagination à l’extrême et imaginons qu’ils sont nos contemporains, avec des moyens éminemment plus grands et plus sophistiqués que leurs prédécesseurs. Que faire alors ?
La question était posée, il y a de cela presque deux générations, au lendemain de l’indépendance, et les nationalistes, dans leur fougue, pensaient mettre fin à un passé composé, fait d’exactions, d’abus, de passe droits et de superstitions…Il y avait même du théâtralisme, en s’identifiant, comme à Marrakech, à la prise de la Bastille en s’en prenant à la maison de dar al pacha, désormais siège de l’UMT. Brûler vif des adversaires ou des opposants, délester des personnes de leurs biens, sans jugement, ne participe pas à trancher avec ce passé composé et ne saurait être un haut fait de bravoure.
Parmi ceux qui étaient dans la résistance ou le nationalisme, certains disaient, au soir de leur vie, qu’ils étaient mus par un idéal, mais n’avaient aucune vision de l’avenir. Ils reconnaissaient leurs limites qui avaient occasionné leurs erreurs, et partant leur échec.
Ce n’est pas en s’acharnant contre des individus qu’on en vient à bout de phénomènes. On prête à un philosophe l’idée que voici : les peuples qui ne connaissent pas leur histoire rééditent les mêmes erreurs. Or connaitre ne veut pas dire afficher quelques connaissances ou égrener des dates, c’est l’analyse de phénomènes et la déconstruction de structures. Mais il faudra aller au-delà de l’analyse dans un exercice d’exorcisme : extirper les démons du passé, en en faisant un objet d’art. L’art est l’exercice de démocratisation de la pensée, une réappropriation par les masses.
J’ai lu tout récemment dans des chroniques les jérémiades contre ce qui est considéré un retour peu glorieux d’un passé imparfait par ceux-là même qui étaient complices, comme je me suis amusé à voir le retournement de situation d’un élu, qu’on comparait sous cape, à Glaoui. Il était, pour ceux qui l’ont connu, au-dessus de la mêlée, c’est-à-dire des règles et des structures. Il finit par être débarqué. Tout comme le Glaoui emporté par le mouvement national, il a voulu passer d’un extrême à l’autre, sans gêne et sans vergogne. Malicieusement, Benkirane a fait état de la volte-face de cet heureux élu qui avait tiré raison d’être de s’opposer aux islamistes, et qui désormais cherche à se jeter dans leur giron.
Ce lourd passé nous habite lourdement quand bien même on se drape d’habits modernes, qu’on baragouine des langues étrangères, qu’on s’attife de slogans modernes ou modernistes. On ne l’a pas exorcisé.
Dans ce beau roman «l’insoutenable légèreté de l’être» de Kundera, le personnage central, Thomas, ose remuer l’ordre des choses, en mettant en exergue dans un de ses écrits l’exemple d’Œdipe qui en découvrant qu’il avait couché avec sa mère, ne s’est pas contenté de dire, je ne savais pas. Il s’est crevé les yeux pour exorciser le mal. Les maitres des céans avaient saisi la parabole et avaient sévi. Ils auraient toléré qu’il composât, qu’il se tût, c’est une forme de complicité. Appeler ceux qui détiennent une conscience à faire leur mea culpa était inadmissible. Dans ces tourments, suite à sa déchéance, il se rappela cet appel de Beethoven qui l’avait toujours animé «es muss sein» (Il le faut). La lourdeur qui pèse comme une chape, selon le paradigme de Parménide où le négatif pourrait déboucher sur le positif, deviendra alors légèreté. Elle ne le deviendra pas par elle-même, mais par un exercice de réfutation et par ce rappel qui inspira à Beethoven un de ses meilleurs quatuors qui porte le titre : (il le faut) «es muss sein». Il y a plus important que la vie, disait l’écrivain portugais Pessoa, l’art. On pourrait le paraphraser, et dire qu’il y a plus important que la politique, quand celle-ci est un éternel retour de phénomènes honnis : la pensée. La place des Ba Hmad, Bouhmara, Glaoui, serait alors sur la scène d’un théâtre, l’écran d’un film, ou les rabats d’un livre. Les figures pesantes seront alors légères à porter.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane