J’emprunte ce titre au célèbre roman de Dickens qui donne un regard croisé, vu de Londres, sur la Révolution française et son théâtre d’action, Paris, pour appréhender les relations maroco-algériennes. Rabat n’est pas Londres, bien sûr, et Alger n’est pas Paris. Culturellement et sociologiquement, peu de choses différencient les deux sociétés marocaines et algériennes. Un Tlemcenien a plus d’atomes crochus avec un Fassi ou un Tétouanais qu’il n’en a avec un Chaoui ou un Mozabite, et un Rifain se retrouverait à l’aise avec un Kabyle qu’avec un Doukkali. Sans parler des différentes zaouïas qui essaiment ici et là, faisant un pied du nez à la notion de l’État-nation.
Mais, il y a une barrière entre les deux peuples, celle érigée par des échafaudages idéologiques qui prennent l’autre pour la victime expiatoire ou l’ennemi nécessaire. L’Algérie des années 1960, voire 1970, avait abrité des insurgés pour renverser le régime monarchique « suppôt de l’impérialisme ». C’est dans cet esprit qu’il faut lire le problème du Sahara qui n’est pas la cause de la tension entre Rabat et Alger, mais sa conséquence ou son illustration. Ceux qui ont eu à écouter le discours de Boumediene, à partir des années 1975, relèveront le syndrome d’endiguement, voire de persécution dont l’Algérie pâtisserait. Dans une interview accordée à Afrique-Asie la première moitié de 1975, il s’en prit même à la famille royale qu’il avait accablée de tous les maux. Hassan II, non sans ironie, devait répliquer : c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’une république se trouve menacée par une monarchie, et un régime révolutionnaire par un autre conservateur.
Il y eut une autre Algérie qui, dans les tréfonds, a eu raison des mythes fondateurs suite aux émeutes d’octobre 1988. C’était suite à la chute de la manne pétrolière. On pourrait relever une corrélation entre le durcissement du discours d’Alger vis-à-vis de Rabat et la montée des cours des hydrocarbures, l’apaisement et la baisse des cours. C’est pour moi la variable. La constante, c’est ce sentiment ambivalent qu’inspire le Maroc qu’on aime haïr et qu’on aime pourtant. Je garde en mémoire une réflexion de deux Algériens qui déambulaient à côté de moi dans les méandres de la médina de Fès en mars 1989. « Alors, le Maroc ?», aborda le premier . « C’est une Algérie qui marche ! », rétorqua le second. C’est dire combien sont complexes les relations entre les deux pays. D’un côté, une communion culturelle, de l’autre des barrières idéologique qui servent d’exutoire à des tensions internes et d’assise idéologique aux régimes en place.
On avait pensé, après la Guerre froide que le contexte était favorable à une réconciliation, mais l’évolution interne de l’Algérie, après une phase de ballotement, conforta le paradigme ancien. Les artisans du rapprochement furent débarqués : Bendjdid évincé, Boudiaf assassiné, les frontières fermées. Combien El Mouradia a changé de locataire par un quelqu’un familier du Maroc, j’allais presque dire un Marocain, le paradigme ne prit pas une ride. En août 1999, des islamistes du GIA ont tué des gendarmes algériens au niveau de Beni Ounif. Le Maroc fut accusé d’avoir servi de base de repli aux terroristes. En mai 2003, le général Mohammed Lamari, l’homme fort de l’armée algérienne à l’époque, devait, dans une interview à la presse algérienne, dédouaner le Maroc. Au-delà de la manipulation de l’information, seul le paradigme compte et le paradigme est intact. Et dans un discours à Béchar en septembre 1999, le président algérien qui s’en est pris au Maroc dans des termes crus et vulgaires, signifiait, à qui de droit, ceux qui dans la tradition ottomane remplissent le rôle de janissaires, qu’il allait souscrire scrupuleusement à la vulgate.
En mai 2004, invité chez Mohammed Cherkaoui, ancien ministre des Affaires étrangères du Maroc et grand connaisseur de l’Algérie, avec l’historien algérien Mohammed Harbi, celui-ci me dit en aparté avec un autre officiel marocain : « Travaillez votre pays, n’attendez rien de cette équipe qui a les rênes du pouvoir de l’Algérie ».
Il eut hélas raison. L’ouverture de feu, tout récemment sur des civils, mit fin au brin d’espoir qui persistait.
Nous n’avons d’autre choix que celui-là, ne compter que sur nous-mêmes et aller de l’avant dans le processus de modernisation. Ne pas désespérer du peuple algérien pour autant et de ses forces vives. Nous sommes condamnés à réussir pour nous-mêmes et pour ceux qui, dans notre voisinage, croient aux liens culturels indélébiles entre nos deux pays.
Un conte de deux villes, dis-je à l’orée de mon papier. Faisons qu’il soit celui d’Athènes où la raison et la liberté sont les valeurs qui régentent la cité, versus Sparte qui a fait le choix belliqueux. Quand on parle du monde Hellène, ce n’est pas à Sparte qu’on pense, mais à Athènes. C’est elle dont le nom est inscrit sur les fonts baptismaux. Notre projet de société est tout trouvé. J’allais presque dire merci à ceux qui pensaient bien faire !
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane