Certains organes de presse ont salué récemment l’émergence de l’opinion publique comme force dans notre champ politique. Cette évolution serait illustrée par le dernier remaniement ministériel qui a suivi la forte réaction de la presse et des réseaux sociaux face à différentes affaires : un ministre qui effectue un gros achat de chocolat avec l’argent du contribuable pour un anniversaire familial, une négligence manifeste dans l’entretien d’un terrain de sport qui s’apprêtait à accueillir une compétition internationale, et une affaire de couple et de polygamie au sein de l’équipe gouvernementale. Quatre ministres ont fait les frais de ces scandales. De même, on a salué l’interdiction par le ministre de l’information d’un film marocain qui montre la prostitution de manière crue ; certaines voix sont allées jusqu’à demander la démission du même ministre, voire de l’ensemble du gouvernement, parce qu’une chaîne publique de télévision a transmis le concert d’une chanteuse américaine dont l’habillement et le jeu de scène ont heurté la sensibilité du large public…
Cette série révèle l’omniprésence du thème de l’image. D’un côté, l’image du Maroc à l’extérieur serait fragile à tel point que pour l’affaire du couple gouvernemental, des responsables politiques ont invoqué des articles parus dans la presse étrangère comme étant une honte nationale. L’affaire du film rappelle par certains côtés des polémiques qui ont mobilisé des segments de la société civile marocaine contre une certaine image de la femme marocaine véhiculée par la presse du Machrek. S’agissant de thèmes comme le sexe et la prostitution, on retrouve les réflexes de l’ambivalence, de la dichotomie entre le dedans et le dehors, entre ce qu’on dit et ce qu’on fait. J’ai lu sur la même page d’un quotidien deux chroniques révélatrices. Le premier texte commence par affirmer que la prostitution est non pas un métier, mais un crime ; ensuite le lecteur a droit à une information abondante sur la cyber-prostitution et ses flux financiers au Maroc. Dans le second texte, une chroniqueuse dit en substance : supposons qu’on lève l’interdiction du film . Nous boycotterons les salles de cinéma, dont le nombre est par ailleurs infime, et nous nous précipiterons comme d’habitude pour voir le film en cachette. Les nouvelles technologiesde la communication ont actuellement un gros impact sur la circulation de l’image. C’est la fluidité de l’échange entre le cinéma, YouTube, la télévision, la vidéo et le téléphone portable. Ce qui intensifie l’effet publicitaire d’une mesure de censure cinématographique ; celle-ci devient par ailleurs virtuelle, car elle est facilement contournée ; un film censuré peut être regardé, voire diffusé à partir d’une tablette ou d’un portable. Les nouveaux médias brisent la distinction entre espace privé et espace public. Face à la force de l’image, ils mettent côte à côte des publics forcément porteurs de valeurs et d’outils intellectuels différents. Cela remet en question la liberté de choix qu’autorise habituellement le compartimentage entre des offres et des espaces différents. D’où la virulence de la réaction face à l’image : le débat tourne à l’insulte, et la critique glisse vers l’appel au lynchage. Se pose alors, de manière aigüe, le problème du rapport entre la loi, les valeurs, la liberté d’expression, et la négociation sereine entre les différentes composantes du champ socioculturel. Le scandale exerce actuellement une véritable hégémonie sur l’imaginaire politique marocain. La réaction face à un abus de pouvoir est légitime ; mais réduire le débat politique aux scandales fait sûrement mieux vendre une certaine presse ; c’est parfois un moyen commode de surenchère électorale. Ceci dit le phénomène alimente une attitude de voyeurisme et une conception biaisée du débat public. Il y a des scandales qui révèlent des problèmes de fond, mais la culture du scandale donne l’illusion d’une puissance supposée de l’opinion publique. Elle peut occulter des questions importantes ; elle réduit la scène politique à une mise en scène qui relève du spectacle. Elle confirme aussi une donnée plus générale, à savoir qu’avec l’ère des médias, la surinformation est souvent synonyme de sous-information.
Par Abdelahad Sebti, conseiller scientifique de Zamane