La notion d’apostasie n’existe pas dans la société tribale du 7ème siècle. Les alliances tribales y sont politiques, basées sur un intérêt bien compris, et pas sur une idéologie, des idées ou une religion. Chacun des contractants d’une alliance doit y trouver son compte dans la vie pratique au quotidien. Si ce n’est pas le cas, on n’entre pas dans l’alliance. Et si on y est déjà mais que les conditions de profit attendues ne sont plus réunies, on quitte l’alliance. Il suffit de l’annoncer publiquement : c’est la procédure du tabarrû’, le désengagement. On en trouve un exemple éclairant dans le verset 1 de la sourate 9 d’Al-Tawba, barâ’a, qui est une annonce officielle, publique et orale, de désengagement. Il faut bien mettre en contexte le fameux verset, lâ ikrâha fi al-dîn, «pas de contrainte dans la voie à suivre» (dîn vient dans ce cas du persan «pehlevi», dên, voie, coutume, dans ce contexte coranique ne doit pas être compris comme «religion») qui n’est nullement annulé par des versets ultérieurs, comme les exégètes des sociétés postérieures le postuleront. La langue coranique est d’abord une langue tribale, qui renvoie à un type de société qui est celui de la tribu et de ses règles. Selon ces mêmes règles, on ne peut forcer personne à adhérer à une idéologie quelconque. D’ailleurs, l’adhésion, telle qu’on la connaît après sous la forme de l’adhésion à une croyance, n’existe pas. L’adhésion tribale, c’est toujours un engagement réel, c’est-à-dire l’entrée dans une alliance. Le religieux se pratique sur le mode de l’alliance et celle-ci doit être profitable et le rester. Si elle ne l’est pas, on en sort. La terminologie de l’Irtidâd, le retrait, que l’on trouve dans le Coran, s’applique au combat tribal dans lequel une fraction tribale engagée dans un combat se retire si elle estime qu’elle a trop à perdre et que l’enjeu (la promesse de butin) n’est pas à la hauteur.
Le combat n’est pas idéologique, il doit rapporter et ne pas conduire à perdre des hommes. C’est alors la solidarité entre parents qui l’emporte sur l’intérêt collectif des groupes engagés. C’est contre cette tendance que le discours coranique cherche à lutter en incitant à rester sur place et à tenir bon face à l’adversaire. Il le fait vraisemblablement en vain. Il faudra les perspectives immenses du butin des conquêtes pour que les tribus engagées ne se débandent plus face à leurs adversaires. Elles n’ont pas été, comme on le lit trop souvent, des armées musulmanes, à la manière dont on se représente les armées aujourd’hui. Examinons à présent les soi-disant «guerres d’apostasie», hurûb al-ridda, dont nous parle l’historiographie musulmane de la fin du 8ème et du 9ème siècles. Dans le cas de l’Arabie occidentale, il s’agissait d’une sortie d’alliance vite réglée par Abû Bakr au prix d’une petite démonstration de force. En ce qui concerne l’Arabie centrale, il n’y a pas de ridda puisque ces tribus n’étaient pas entrées dans l’alliance de la fédération des tribus médinoises. Il s’agit d’une opération d’expansion et de conquête. C’est l’idéologie postérieure de l’islam expatrié qui inventera la notion d’apostasie religieuse, en prenant exemple notamment sur le christianisme qui a longtemps interdit de quitter sa religion.
L’apostat et le relaps ont été longtemps mis à mort dans le christianisme, sans parler de ceux qui furent accusés de sorcellerie et de ce qui était considéré comme des hérésies (inquisition). Le chevalier de la Barre est exécuté en 1766 à Abbeville pour sacrilège et blasphème (époque de l’émergence du wahhabisme en Arabie). Aujourd’hui, le christianisme n’a plus ce pouvoir de justice. Le judaïsme non plus. Certaines idéologies non religieuses se le sont attribué, voire l’ont théorisé, au cours du 20ème siècle (nazisme, stalinisme, maoïsme). Cependant, la plupart des pays musulmans assimilent légalement à crime toute sortie du religieux, bien que cela ne soit pas appliqué partout. Cet islam qui se fait le bras armé de Dieu est en contradiction avec la société d’origine, qui était pourtant censée servir de référence.
Par Rachid Benzine