Août 2011
J’ai terminé ma dernière chronique sur une note de tristesse. A la veille du ramadan et des vacances, le temps n’était pas à la fête mais à une méditation sereine. J’espérais, même en me situant dans la marge culturelle, que les intelligentsias du pays se livrent à une réflexion productive sur l’avenir du pays, au-delà des alignements intéressés, des stratégies de l’heure qui durent le temps des roses et des nomadismes intellectuels et politiques. Le mois d’août était pour moi celui de la solitude. Pas une seule conférence, pas une seule causerie. Au centre, une seule question : pourquoi les forces actives du pays, toutes tendances confondues, s’activent avec frénésie chaque fois que le Maroc est gros d’un projet de modernité et concourent presque toutes à l’avortement de cette grossesse porteuse d’espoir ? Et cela dure depuis trois siècles !
Le printemps arabe a fécondé le Maroc. L’embryon d’une monarchie parlementaire et d’un «Etat civil» prenait forme. La « mère patrie » aurait dû être entourée de tous les soins et attentions nécessaires. Mais l’indécision des uns, les précipitations des autres et, surtout, les intérêts mesquins de ceux qui ont la charge de sauvegarder le patrimoine commun ont provoqué la fausse-couche. Il ne s’agit pas ici seulement de la nouvelle Constitution, que d’aucuns se représentent comme un beau bébé, mais de tout le processus qui aurait pu, s’il était arrivé à maturation, enfanter un nouveau Maroc, celui de la citoyenneté et de la démocratie. Celui de la liberté de conscience, de pensée, d’action, de choix… Celui où le peuple est souverain. La naissance de ce Maroc était une possibilité. Comme elle l’a été au temps des Lumières européennes et de Mohammed III, au temps de la révolution industrielle occidentale et de Mohammed IV, au temps de l’après-guerre (1946/47 et 1958/60) et de Mohammed V, ainsi qu’au temps de la révolution médiatique et de l’avènement de Mohammed VI.
A chaque nouvelle conjoncture, un vent fécondateur souffle sur les structures marocaines et rencontre les germes de changement endogènes. Un processus de mutation s’engage, il est souvent nommé « réforme », « rénovation » ou « alternance ». Mais, à chaque fois, les forces actives du moment, non seulement celles qui monopolisent le pouvoir politique mais aussi celles qui émergent des champs culturel et social, se précipitent vers des positionnements radicalistes et brandissent, chacune à sa manière, des dangers qui ne sont que l’expression de leurs peurs respectives. Alors le temps de penser sereinement les mutations, le temps d’en approfondir les contours et les dimensions, le temps d’élaborer les mises en œuvre et les mesures d’accompagnement, ce temps est rapidement écourté et vite remplacé par celui de la reproduction du système antérieur. Ainsi, tout ce qui a été mis en cause est réimplanté avec force et fracas. Au-delà des discours idéologiques et des positionnements politiques, il y a des mentalités, des habitus qui enchaînent les différentes intelligentsias et qui enferment le Maroc dans l’antichambre de la modernité.
Septembre 2011
C’est dans une localité bretonne, dans la banlieue de la ville de Rennes, à Cesson, que j’ai mis fin à ma retraite d’été. J’ai porté ma solitude au bord de la Vilaine, la rivière qui traverse la région. En errant dans cet espace verdoyant, j’ai été frappé par la qualité du travail des collectivités élues. Des chaussées impeccablement asphaltées, des pistes cyclables, des chemins de randonnée et des aires de repos à chaque détour. Ici, le contribuable en a pour ses impôts. Alors le spectacle des chantiers et des rues de mon pays m’ont rappelé la fameuse notion de « l’inachevé », élaborée par l’islamologue français Jacques Berque pour expliquer la réalité culturelle marocaine. Aller au bout d’une discussion, mener à terme un projet culturel ou politique, terminer un chantier selon les règles de l’art… tout cela est rare dans mon pays. La règle, la mauvaise règle, est d’ignorer d’abord les problèmes, de paniquer ensuite quand les choses se gangrènent, puis de bâcler le traitement, dans une ambiance de dispersion et d’amertume. C’est le cas de la mise en place des lois électorales, des prises de position des formations politiques, de la course à la députation, de la rentrée scolaire et universitaire, du rafistolage de la Loi de Finances et de l’attente expectative de l’impact sur notre économie de la crise financière européenne. Cet état de dispersion et d’amertume ne m’a pas épargné, même dans ma marge !
Le début de discussion au sein du Mouvement du 20 février, entre islamistes et sécularistes, autour de la notion encore ambigüe d’«Etat civil», a été écourtée au profit d’une alliance négative entre radicalistes de tout bord. Ainsi, l’élaboration collective d’un projet de société citoyenne a été bradée au profit d’un populisme réducteur. Par ailleurs, le PSU, dont je suis membre du conseil national, semble perdre sa boussole et plonge allègrement dans une phase de gauchisme. Le spectacle du charismatique Mohammed Bensaïd Aït Idder, chahuté au moment où il exposait humblement son point de vue, appelant à une participation militante aux élections, illustre avec éloquence comment, dans une conjoncture cruciale, on perd le sens de l’écoute et on déprécie nos valeurs les plus sûres. A bon entendeur, salut !
Par Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane