Quel est le point commun entre Paul Pascon et Driss Basri (lire portraits page 86) ? Aucun, en dehors du fait que les deux hommes avaient un passeport marocain. On peut même dire que l’un représentait le contraire de l’autre. Toute sa vie durant, Basri a traqué des hommes de la qualité de Pascon. Il finissait par leur dire, quand il les « attrapait » : ou tu es avec moi ou contre moi !
Beaucoup ont choisi d’être «avec lui» pour la bonne et simple raison qu’ils ne pouvaient pas être contre lui. D’autres, plus rares, ont eu le courage de se tenir à distance de «lui» et de tout ce qui vient de lui.
Et Pascon, alors ? Lui, c’est un modèle à part. Français du Maroc, il a fini par devenir Marocain à part entière. Il l’a fait, Dieu merci, à une époque où Basri ne sévissait pas encore. Pour obtenir la nationalité marocaine, Pascon a «postulé» en 1959, une époque où le Maroc était relativement à gauche (gouvernement Abdellah Ibrahim). En 1964, cinq longues années plus tard, son vœu a enfin été exaucé.
Pour beaucoup, c’est Pascon qui a inventé la sociologie marocaine. Il a fait cela en prenant la campagne comme laboratoire d’expérimentation. Un choix fort puisque la plupart des «forces vives » de l’époque (partis politiques, société civile) délaissaient la campagne au profit de la ville, à tort bien évidemment.
L’autre originalité de Pascon, c’est d’avoir lancé une sorte de démarche participative, faisant du scientifique un acteur de développement à part entière. C’était un homme de réflexion, mais aussi d’action. Sa philosophie, pour résumer : observez, expérimentez et agissez ! Pendant que Pascon et ses jeunes disciples s’enfonçaient dans le terrain, sans doute à la recherche d’une possible révolution des mentalités avec la campagne comme point de départ, Basri et ses vieux mentors partaient à l’assaut de la ville pour tenter d’embrigader les nouvelles élites économiques et de neutraliser une jeunesse bouillonnante. C’était un combat. à posteriori, et aujourd’hui que tout cela appartient au passé, on peut voir dans ce parallèle une sorte de combat mené sur deux terrains différents, avec deux projets différents pour le Maroc. En 1985, quand le sociologue a perdu la vie, le combat était déjà plié. Il l’était peut-être dès le départ, malgré tous les espoirs nés de l’indépendance du Maroc. Parce que les dés étaient pipés…
Imaginons, un seul instant, la guerre qu’a dû mener, dans le temps, le puissant lobby des grands féodaux ruraux, exploitants agricoles et autres potentats locaux. Une guerre que devaient couvrir et même encourager les autorités locales et centrales, persuadées sans aucun doute que le projet d’un Pascon équivalait à une révolution dans l’esprit et l’attitude de ce fellah « défenseur du trône », comme l’expliquait si bien Rémy Leveau, un autre fin connaisseur de l’histoire marocaine. La boucle est ainsi bouclée. Pendant que la campagne retournait à son sommeil, Basri «pacifiait» (ou croyait pacifier) la ville. Une chape de plomb s’était ainsi abattue sur le Maroc pour de longues années. Le recul que nous offre l’histoire, même quand elle est relativement récente, nous permet d’examiner le combat décrit plus haut, et d’autres combats menés à d’autres époques, par d’autres hommes et femmes. Un examen total, mené des deux côtés, celui des vainqueurs et celui des vaincus.
Parce que les oppresseurs aussi ont une histoire. Leur destinée, leur trajectoire, ces petits détails qui ont façonné leur personnalité et les ont fait basculer d’un côté plutôt que d’un autre, c’est tout cela qu’il faut examiner. Eux aussi, l’air de rien, ont «milité». Eux aussi avaient un projet. Eux aussi se sont trompés, en fin de compte, en croyant bien faire. Et eux aussi sont le produit de leur époque et de leur pays.
L’histoire des «héros négatifs» a toujours quelque chose à nous apporter. On dit aussi qu’il ne sert à rien de connaître l’histoire d’un homme si on ne connaît pas l’histoire de son meilleur ennemi.
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction