Quelle dose de religion pour quel type d’école politique ? Quelle approche religieuse dans les programmes et les manuels scolaires ? Quelle formation pour les enseignants, dans l’état actuel de la société et par rapport à un projet de développement sociétal, s’il en est ? Quel positionnement de l’école entre les orientations d’un pouvoir politique sous l’influence d’une classe dominante, et les différents courants de pensée qui traversent la société dans son ensemble ? Cette dualité entre l’enclos scolaire et la vastitude de l’espace sociopolitique a toujours accompagné une institution scolaire marocaine beaucoup plus productive de questionnements permanents que de solutions prometteuses. Envers et contre toutes les évolutions, le choix n’a pas varié. Il est entre un modèle passéiste, traditionaliste, fossilisant et sclérosant, et un désir de modernité porteur d’ouverture et d’avenir. Sans risque aucun pour une identité nationale qui n’est pas aussi frileuse que l’on veut le faire croire.
Pour passer à l’actualité la plus proche, rappelons que le roi Mohammed VI, lors d’un Conseil des ministres tenu à Laâyoune le 6 février 2016, avait évoqué une «identité nationale unifiée, riche de la diversité de ses composantes, ainsi que sur l’interaction positive et l’ouverture sur la société du savoir et les dernières nouveautés ». Cette opération de grande envergure culturelle aura évidemment besoin du double support des programmes et des manuels scolaires que le souverain a appelé à soumettre à une profonde révision. Le but étant « l’éducation aux valeurs de l’islam tolérant, dans le cadre du rite sunnite malékite qui prône le juste milieu, la modération et la cohabitation avec les différentes cultures et civilisations humaines ». Tous les mots clés sont là. Le débat est donc installé et ouvert sur tous les courants de pensée qui prennent l’école pour objet de réflexion, y compris la tendance laïcisante, aussi minoritaire soit-elle. Les orientations du roi ont fait sensation. Autant elles ont profondément inquiété les milieux islamistes les plus dogmatiques, autant elles ont été perçues comme une volonté d’écoute prometteuse par les modernistes pragmatiques. Avant même que le cadre d’organisation de ce projet de réforme ne soit défini et sa mise en fonction arrêtée, c’est la suspicion qui a prévalu des deux côtés. C’est dire que le sujet est d’une sensibilité extrême. Un double pourquoi vient à l’esprit.
Pourquoi cette révision des documents de base de l’enseignement religieux et pourquoi maintenant, sachant qu’un acte d’une portée politique et culturelle, comme celui-ci, ne peut être un hasard de calendrier ? C’est que les manuels en circulation, estiment les défenseurs de la laïcité, charrient des idées et des affirmations qui sont à l’évidence des appels à la haine et à la négation de l’autre, que celui-ci soit musulman jugé renégat propagateur d’idées apostasiques ou mécréant appartenant à une autre confession. Quant à la temporalité du propos royal, elle est une sorte de constat-réponse à l’état actuel du monde musulman, qui est ainsi invité à adopter la même démarche préventive.
En fait, le débat autour de ce thème ne date pas d’hier. Il a été ramené à la surface par les attentats du 16 mai 2003, à Casablanca. Un événement qui a fait voler en éclats la fameuse exception marocaine en matière de gestion de l’islamisme et de sa déferlante de par le monde. Malgré tous les cadrages des mosquées et de l’école publique, ce système s’est avéré fragile. Il nous a explosé à la figure. Pas seulement les prêches religieux, mais les programmes scolaires ont aussi été mis à l’index. Institution de formatage des esprits et des comportements, l’école, du primaire à l’université, produit des inadaptés, proies de choix pour les sergents recruteurs de chair à canon contre une promesse de paradis, clé en tête. Cette réalité affligeante, qui n’a pas varié, a une histoire que notre ami universitaire et grand chercheur sur le ménage politique et religion, Mohamed El Ayadi, en a tracé une chronologie analytique dans un ouvrage de référence édité à titre posthume, «Les deux visages du Roi». Ce qu’il appelle instrumentalisation de l’islam pour la pérennisation du pouvoir politique, sous feu Hassan II, est décortiqué sous tous les angles, à travers ses étapes de mise en pratique durant les décennies 1960, 1970 et 1980. La jeunesse scolarisée y apparaît comme le principal enjeu. Par une islamisation toujours plus accentuée des programmes et des cursus, il s’agissait de combattre la pensée rationnelle comme outil d’explication de l’univers et de l’histoire, sous couvert d’idéologies adverses, dans les milieux scolaires et universitaires. A l’université, le département de philosophie a changé d’appellation et de contenu au profit « des études islamiques ». Les idées universellement admises comme fondatrices du monde moderne sont ainsi devenues indésirables dans les écoles et les universités. Ce qui n’a fait qu’aggraver l’échec patent du système éducatif et cognitif. C’est cette pente-là qu’il s’agit de remonter lorsque le roi Mohammed VI parle de « cohabitation avec les différentes cultures et civilisations humaines ».
En somme, l’ouverture d’esprit, pas l’enfermement.
YOUSSEF CHMIROU
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION