Le torchon brûle entre le Maroc et l’Algérie. La tension ne fait que monter. La diplomatie cède la place à une guerre médiatique alimentée par les communiqués, les démentis et autres déclarations accusatoires. Chaque partie accuse l’autre de verser dans le machiavélisme en essayant de détourner ses graves problèmes internes sur les provocations du voisin. En ces termes, l’Algérie comme le Maroc tiennent le haut du podium. En termes de conjonctures, on peut détailler qui a initié la provocation et qui lui a répondu. D’une part, le Maroc accuse l’Algérie de tirer à balles réelles sur des civils marocains de l’autre côté de la frontière. Les victimes étaient sur le territoire marocain et n’avaient pas d’activités illicites. Bien entendu, l’Algérie dément avec énergie et indignation. Le scénario est bien rodé, et l’instrumentalisation de part et d’autre, bat son plein. Cette fois-ci, le Maroc réclame une commission d’enquête indépendante.
Je suis interpellé à double titre par ce nouvel épisode d’empoignades fratricides. D’abord, comme originaire de Figuig, oasis de l’Oriental marocain, là où j’ai vécu mon enfance et où j’ai partagé avec les Algériens réfugiés dans la région, les rêves d’indépendance et d’édification d’un grand Maghreb libre, prospère, et démocratique. Ensuite comme historien qui interroge académiquement le temps passé, fut-il temps du présent, pour le déconstruire et en tirer un sens intelligible.
Entre émotionnel et rationnel, le Maghreb se présente à moi comme une complexité.
Dans mes petites identités de Figuigui et de Chérgui, je me sens meurtri, trahi et spolié par le pouvoir algérien. Mes communautés de l’Oriental et de Figuig ont accueilli avec générosité la population algérienne réfugiée. J’étais élevé dans la culture du partage. Les maîtres d’école nous interdisaient l’emploi du vocable « mouhajirines » (réfugiés). Le mot était banni parce qu’il évoquait une différenciation négative. On le remplaçait par « frères », plus chaleureux et plus solidaire. Mon père poussait la générosité jusqu›à partager nos maisons à Figuig et à Tendrara avec le FLN algérien. Il côtoyait nombre de futurs dirigeants de l’Algérie, dont le président actuel.
La joie provoquée chez nous par l’indépendance de l’Algérie n’avait d’égale que l’amertume suscitée par la Guerre des Sables (octobre 1963) et le bombardement de Figuig par l’armée de l’Algérie indépendante. Les gens de Figuig ne comprenaient par un tel acte. Mon père, traumatisé, prit les armes avec d’autres dignitaires de l’Oasis et devint un chauvin invétéré. Le rêve d’une grande identité maghrébine s’évapora. Les petites identités devinrent vraiment meurtrières. À cette plaie profonde qui n’arrivait pas à se cicatriser, le roi Hassan II en ajouta une autre. En 1972, lors du protocole d’Ifrane, le roi du Maroc céda au président algérien Houari Boumediene la partie marocaine du Sahara oriental et une partie de la palmeraie de Figuig dont la marocanité n’a jamais été contestée. L’Algérie a non seulement annexé cette partie, mais a aussi exproprié les propriétaires sans aucune indemnité. La différenciation entre concepts de souveraineté et de propriété privée a été évacuée par les dirigeants algériens, en dépit du droit international. Les différents pouvoirs marocains ont ignoré cet aspect de la question et ont sacrifié les Figuiguis sur l’autel d’une prétendue raison d’État !
De cet émotionnel, je n’ai pu m’extraire que par mon métier d’historien. L’approche rationnelle des questions de frontières, de conflits tel celui du Sahara et de l’éventuelle construction d’un Maghreb, m’a mené à butter sur une complexité : celle de l’histoire tourmentée de cette région. L’unité des populations et des territoires était à tout temps une aspiration des gens de pouvoir, hégémonisme et grandeur obligent. Mais, une unité n’est pas seulement une affaire de domination et de coercition. Une bonne dose d’adhésion est nécessaire pour cimenter les rapports entre populations et communautés. Des expériences d’intégration entre tribus durant les périodes antiques ont probablement existé, mais ce n’est pas mon centre d’intérêt académique. Des recherches sérieuses sont en cours et j’espère qu’elles apporteront quelques réponses quant au degré d’intégration et au niveau de formation d’un « Nous » collectif, amazigh ou méditerranéen. Mais, depuis la conquête arabe de la région, des formations sociopolitiques sont cernables et analysables.
Le Maghreb tel qu’on le délimite aujourd’hui (Libye, Tunisie, Maroc, Algérie, Mauritanie) débordait au Moyen-âge vers l’Europe au Nord et vers l’Afrique subsaharienne au Sud. Dans l’espace arabo-musulman, il portait un nom spécifique : l’Occident musulman. Vaste territoire où des pouvoirs politiques, à Kairouan, Tlemcen, Fès, Cordoue, Séville et Grenade, ont forgé une civilisation commune et un certain mode de vivre et de penser qui différencie sensiblement les populations de cette région de celles de son vis-à-vis, le Machrek arabe. Ce qui cimentait les premières sédimentations de cette large identité sont le rite malékite, l’origine amazighe et l’imbrication organique avec l’Afrique subsaharienne. La première strate du Maghreb s’est formée à cette période.
L’étendue de l’empire almohade et les puissants courants intégrateurs qui l’ont traversé n’étaient pas étrangers à la consolidation des sentiments d’appartenance commune. L’Occident musulman a implosé à la fin du XIVe siècle par défaut d’adéquation entre intelligentsias culturelle et politique. Cette dernière ignora ses penseurs et savants et n’accorda le droit de cité qu’aux courtisans et autres lettrés prédisposés à légitimer tout pouvoir et toute action.
En dépit de la chute de Grenade et la perte d’Al Andalus, la riposte à la Reconquista ibérique s’est engluée dans l’identitaire primaire.
La décadence de l’Occident musulman s’est aggravée depuis la présence ottomane. Le développement du mouvement colonialiste européen et sa mainmise sur cette région ont soumis les populations au choc violent de la modernité occidentale. L’Afrique du Nord s’est alors construite comme espace colonisé. Les Maghrébins furent mis en minorité. Mais, le fait colonial n’avait pas que des inconvénients. Une unité dans la résistance commençait à prendre forme. Le territoire était ouvert. Une circulation des personnes et des idées était une réalité.
Le modernisme colonial englobant le chemin de fer, la poste, les journaux et l’école favorisa les ripostes communes. Ainsi, avec cette nouvelle strate, le Maghreb moderne est né au milieu des années 1ç40 du siècle dernier. L’entité « Afrique du Nord » devint, soit « Maghreb arabe », soit « Maghreb ». La première appellation est née au Caire, au sein de la Ligue arabe. La culture politique en Orient se construisait autour du concept de la « Nation arabe ». Dans cette culture, donner au Maghreb une spécificité était déjà une hérésie. Les Maghrébins du Caire ont ajouté l’adjectif « arabe » pour calmer les panarabistes. Quant au « Maghreb », il est né une première fois au cours des années 1930, comme revue où écrivaient des intellectuels de l’Afrique du Nord. Après la Seconde Guerre mondiale, « Maghreb » devint l’entité politique commune des partis indépendantistes des trois pays de l’Afrique du Nord. Les précurseurs de cette identité commune (Ben Barka, Fares, Maserma) baignaient dans la culture politique des droits humains et des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ils étaient donc plus enclins à estimer les différences à leur juste valeur.
La nouvelle identité véhiculait dès le départ un rêve de liberté et d’unité. Selon le legs du rite malékite, l’unité de la Oumma est fusionnelle, intégratrice et uniforme. Centralisatrice par conséquent, ne sécrétant qu’un seul leadership. Par contre, le système de valeurs moderniste ne s’accommode qu’avec une unité fédérale où la diversité des populations et leurs histoires trouvent leur place dans une construction à centres de pouvoir multiples et solidaires.
Les deux appellations du Maghreb avaient ici leurs références culturelles. Même dans l’unité contre l’occupant français, il y avait l’armée de libération du Maghreb arabe et l’armée de libération de Tunisie, d’Algérie, et du Maroc. L’amalgame entre la maghrébine et les locales était à l’origine d’affrontements et de conflits dont les conséquences sont encore opérantes. Il va sans dire que les indépendances des pays de la région n’ont rien arrangé. Ni libre circulation, ni développement intégré, ni démocratie et liberté.
Les constructions nationales se sont faites avec autoritarisme, despotisme et népotisme. Quant à l’idée du Maghreb, elle a prospéré dans l’idéologie et la propagande. On est passé du « Maghreb arabe » au « Grand Maghreb », du « Maghreb des peuples » à celui des États. Mais, dans la réalité quotidienne des populations, il n’y a que répression, exploitation, ségrégation et vulnérabilité. Dans cet univers commun de pauvreté, d’exclusion et d’injustice, les populations maghrébines développent des solidarités de type moderniste. Un nouveau Maghreb se construit et se fédère autour de la culture des droits humains, de la centralité de la science, et de la démocratie. Ce Maghreb est là en négatif. Il attend son développement en positif. La transition positive en Tunisie en est peut-être un début. C’est en tout cas ma grande espérance : celle d’un « Maghreb citoyen ».
Par Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane