Quelques semaines auparavant, un militant islamiste du parti au pouvoir, mettait en cause « l’État profond » qu’il tenait pour responsable de mettre les bâtons dans les roues du gouvernement. Le jugement de l’islamiste trublion n’est ni un acte isolé, ni irréfléchi, car le quotidien, Attajdid, il y a de cela un an, posait la question dans un éditorial : « Est-ce le retour de l’État profond ? ». C’était en référence au cas égyptien quand l’armée s’investissait dans le champ politique, mais on pourrait comprendre qu’il s’agissait d’un syllogisme. L’expression « État profond » renvoie au phénomène qu’avait connu la Turquie suite à l’arrivée au pouvoir de l’islamiste Necemttin Erbakan (lisez Najm Eddin). « L’État profond » est intervenu le 28 février 1997 en Turquie, par le truchement de l’armée qui avait mobilisé l’appareil judiciaire, la bureaucratie, les médias et des fleurons de la société civile pour mettre fin à l’expérience de l’islamiste Necemttin Erbakan. « L’État Profond » dans l’expérience turque, incarne l’héritage moderne – et disons laïc – d’Atatürk et n’est pas réductible aux seules structures administratives ou sécuritaires, puisqu’il fait appel à la justice, la presse et à la société civile. Dans l’euphorie des « printemps arabes », on faisait souvent des rapprochements avec la Turquie. L’éditorialiste égyptien Fahmi Howedi, proche des thèses islamistes (et qui compte beaucoup d’amitiés dans les milieux islamistes au sein du gouvernement marocain) avait emprunté l’expression « État profond », pour analyser les agissements de l’armée égyptienne, qui rappelleraient l’interventionnisme de l’armée turque, que nos islamistes avaient repris. « L’État Profond » chez les islamistes est assimilé à un coup d’État, à un arrêt de processus, similaire à ceux que d’aucuns appellent chez nous « ridda ». Dans le cénacle du pouvoir, « L’État Profond », est plutôt conçu comme le garde-fou, voire le gardien du temple, des principes sacro-saints. On avait noté, chez nous, la déclaration d’un ministre technocrate, responsable de l’outillage juridique du gouvernement, qui assimilait son action à l’armée, en Turquie. Il est certes revenu sur sa déclaration.
Il me semble, qu’ici ou là, on cède à des simplismes déroutants. Aucun pays du monde arabe ne pourrait être assimilé à la Turquie. Le kémalisme, avatar du nationalisme turc, qui commençait à se cristalliser avec le phénomène des jeunes Turcs, conçu et pensé par le père du touranisme (le nationalisme turc) Ziya Gökalp, fut une relecture de l’histoire turque et une rupture avec la tradition. Seule l’expérience russe, avec son discours de rupture pourrait être rapprochée de l’expérience turque, par le mouvement de pensée mené par l’intelligentsia. Le panarabisme n’a pas opéré de rupture. Le nationalisme turc fut une réussite, le panarabisme un échec. Il y a un chaînon manquant, dans le monde arabe : une expérience moderniste réussie pour se livrer à des comparaisons hâtives et simplistes, à supposer même, que le monde arabe soit monolithique ou homogène. Si les pays du monde arabe ont hérité de la colonisation d’un appareil moderne, cela ne veut par dire pour autant que l’État existe comme structure (indépendante) et comme culture qui fait, du service public, un sacerdoce. La structure moderne, dans l’administration comme en économie ou dans la finance, est totalement soumise à la structure du pouvoir, qui selon les cas, pourrait être un communautarisme confessionnel, un noyau tribal, une junte, une chefferie, une structure janissaire ou le Makhzen. Dans les rapports entre l’instance du pouvoir et l’appareil administratif, ce ne sont pas les qualités de compétence qui président mais celles d’allégeance ou de clientélisme. La charge publique est souvent, dans les hautes sphères, une sinécure. La rationalité est acceptée comme outil dans les domaines qui exigent une compétence technique, telles les hydrocarbures, la finance, les travaux publics, la sécurité, mais elle n’est pas reconnue comme valeur. C’est la tradition ou le mythe qui régente la société et confère la légitimité au pouvoir. On s’accommode volontiers donc d’une schizophrénie, éreintante à la longue, parmi les élites au niveau individuel comme au niveau sociétal, avec deux modes de vie et de gestion : une rationalité indispensable à la gestion moderne avec un traditionalisme intériorisé. Une rupture n’est pas le fruit du hasard, ni un caprice de l’histoire, mais une vision portée par un mouvement d’idées. Comme disait Hegel, on ne peut réaliser que ce qu’on a conçu au préalable. Jongleurs d’idées, à vos marques.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane