Peu après le 8 mars dernier, un ami me montra une petite vidéo qu’il a prise au cours des manifestations du mouvement féministe qui ont eu lieu devant le Parlement. On y voit une femme d’un certain âge, habillée de manière bariolée dans le style des majdoubs et qui cherchait visiblement à se démarquer par rapport aux slogans du jour. Elle répétait : al-malik kâyahkem ou Benkirane kâyakhdem, « le roi gouverne et Benkirane travaille ». Cette période a connu une avalanche de compliments adressés au chef du gouvernement par des personnages appartenant à différents bords. Christine Lagarde présidente du F.M.I., le ministre socialiste français Laurent Fabius, le politologue Gilles Keppel, le dissident ittihadi Abdelali Doumou, Karim Tazi (entrepreneur proche du Mouvement du 20 février), en plus de sondages d’opinion qui révèlent une cote de popularité qui ne se dément pas. C’est un nouveau type de charisme fondé sur la légitimité électorale, le pragmatisme gouvernemental, et l’intensité de la communication. C’est aussi le paradoxe du leader d’un parti fondé initialement sur le sacré et qui désacralise le politique. La sacralité ne se limite pas à la religion, elle peut fonctionner au niveau du langage ; et la désacralisation du langage ne se limite pas à sa forme, elle implique aussi une évolution du message, c’est-à-dire du contenu. Benkirane utilise l’arabe parlé et brise une barrière longtemps entretenue entre l’élite politique et le commun des Marocains. On abandonne la langue de bois et les rhétoriques creuses qui évitent de parler du concret. Le nouveau discours cultive la familiarité, il mêle le franc-parler, la plaisanterie et la boutade. Benkirane aurait dit en substance aux investisseurs du Golfe : « L’islamisme au Maroc, c’est un peu comme le thé chinois qui est préparé dans la théière marocaine ». L’opinion publique est informée au sujet de décisions qui sont annoncées, justifiées, quantifiées et rectifiées par moments. Nous sommes loin du populisme, car Benkirane a pris le risque d’initier des mesures impopulaires que ses prédécesseurs ont évité d’assumer tout en sachant qu’elles sont indispensables (réforme de la Caisse de compensation, et projet de réforme du système des retraites). Ces mesures touchent aux équilibres macroéconomiques, et à certains mouvements revendicatifs qui fragilisent le fonctionnement de l’État (accès direct des diplômés à la fonction publique, banalisation de la grève dans l’enseignement). Tout en tenant compte des spécificités des contextes, on peut souligner deux différences de taille avec l’expérience de Abderrahmane El Youssoufi. Le PJD fonctionne de manière régulière parallèlement à sa pratique gouvernementale ; et Benkirane abandonne la discrétion liée aux secrets du sérail et verbalise ses relations avec le Roi et son entourage. Il clame les limites de son territoire de décision et désigne les milieux occultes qui empêchent la mise en œuvre de certaines réformes importantes. C’est là que se situent la force et la faiblesse de Benkirane. Comment passera-t-on d’une politique qui développe le sens de l’État à une politique qui prend en charge la défense de la société ? Jusqu’à quand le gouvernement continuera-t-il à assumer son impuissance devant les grands dossiers de la corruption, et devant l’économie de rente qui représente un obstacle majeur devant la consolidation d’un véritable État de droit, un modèle de développement performant, et une véritable économie créatrice de richesses ? Un processus irréversible de réforme des structures est-il possible dans l’actuelle morphologie des pouvoirs ?
Même lorsqu’on ne partage pas l’idéologie de Benkirane, il est difficile de ne pas reconnaître que son style représente un acquis relatif, mais réel pour la pratique politique marocaine. L’opposition est supposée forger de nouveaux horizons, et d’autres projets de société. Or les mesures sociales sont qualifiées de « corruption électorale » ; le départ du gouvernement est revendiqué pour des maladresses de langage. On invoque un risque de dérèglement institutionnel ; et le recours à l’arbitrage royal devient une récurrence de la part d’une classe politique censée lutter pour une monarchie parlementaire.
Par Abdelahad Sebti, conseiller scientifique de Zamane