Suite à notre Polémique du mois de février, Historiens vs journalistes (Zamane n°4), Mustapha Chapi réagit en nous donnant sa vision des deux professions
« Le journaliste est l’historien de l’instant », selon Camus. Ce penchant pour l’histoire immédiate, ou plutôt la nécessité pour le journaliste de saisir l’événement au vol, est ce qui l’éloigne le plus du travail de l’historien. Une autre divergence découle du public qu’ils ciblent. Si le journaliste destine ses écrits à un large public de lecteurs et fait, en quelque sorte, œuvre de vulgarisateur, l’historien s’adresse, dans la plupart des cas, à un public averti beaucoup plus restreint. Cependant le travail du journaliste, qui privilégie le vécu, le direct et l’actuel, demeure très utile à l’historien. Il constitue un témoignage précieux, le plus souvent pris sur le vif, et une archive pour les temps à venir. Ainsi le journaliste devient médiateur et passeur d’histoire.
Sur le sensationnalisme
Les spécificités du travail du journaliste, surtout s’il est reporter ou correspondant de presse hors de son pays d’origine, veulent qu’il fasse, de temps à autre, sensation, en produisant des « scoops » et des scènes de la vie des gens sur lesquels son enquête avait porté. Un nombre non négligeable de lecteurs, de tous âges et de tous milieux, sont friands de ce genre d’écrits qui défrayent parfois la chronique. Il n’y a qu’à regarder les ventes de la presse à sensation ou à scandale pour être édifié à ce sujet. On est tenté de faire un rapprochement avec les écrits de certains journalistes et publicistes, français pour la plupart, et qui, depuis trois décennies environ, ont écrit des essais, émaillés de données historiques, ayant pour sujet le Maroc et ses institutions ; sujet resté tabou jusqu’alors, et que n’osaient guère aborder leurs confrères marocains jusqu’à ces dernières années. On citera, à titre d’exemple, Notre ami le roi de Gilles Perrault (1990), Le Règne de Hassan II, une espérance brisée d’Ignace Dalle (2001), et Le Dernier Roi, crépuscule d’une dynastie, de Jean-Pierre Tuquoi (2002). Mais ces trois ouvrages, pour ne citer qu’eux, bien qu’ils recèlent une part de vérité sur le Maroc et ses institutions, demeurent éminemment polémiques. Ils visent avant tout à discréditer la monarchie marocaine et à la faire passer aux yeux de l’opinion publique internationale pour ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire un régime autoritaire, voire tortionnaire, faisant main basse sur les richesses du pays.
Sur les sources
Si le journaliste a tendance à exploiter à la fois des sources écrites et orales, l’historien marocain est resté méfiant à l’égard du témoignage oral. Ce n’est que depuis trois à quatre décennies qu’il a osé franchir le pas et l’utiliser pour étayer, compléter ou illustrer ses dires. Mais le travail de recherche de l’historien se traduit toujours par des années passées dans les fonds d’archives, à décortiquer les précieux feuillets, notes, ou mémoires inédits. A l’opposé, vu les impératifs de temps du journaliste, les publications constituent l’essentiel de ses références bibliographiques. Pourtant le journaliste (biographe ou mémorialiste surtout) peut avoir recours à l’archive et au document inédits: c’est alors que son métier se rapproche le plus de celui de l’historien. Cette proximité entre eux est à l’origine, tantôt de suspicion et de malentendus, tantôt de complicité et de connivence plus ou moins déclarées. D’autre part, il faut noter que l’accès grandissant aux archives numérisées en ligne a tendance à diminuer le fossé entre les deux. Grâce à internet, le secret et la confidentialité des archives peuvent voler en éclats, comme vient d’en faire l’expérience amère le Département d’Etat américain à la suite de la mise en ligne de quelque 250 000 documents sur le site Wikileaks de l’Australien Julian Assange. Ce geste audacieux indigne l’homme politique et le diplomate, mais conforte l’historien et le journaliste. L’ère de la sacralité de l’archive est bel et bien révolue. L’historien, au lieu de devoir s’enfermer dans les salles de lecture des bibliothèques de son pays ou de l’étranger, à dépoussiérer des documents anciens, se sent plus à l’aise grâce à l’accès immédiat et commode à la documentation en ligne et au livre numérique. Assis devant l’écran de son ordinateur, il a le loisir de lire autant de documents qu’il veut, et dans des délais inconnus jusqu’à l’apparition de la toile internet : un acquis des plus précieux pour le chercheur.
Sur les historiens
L’historien, du moins celui qui fait œuvre académique, ne saurait se passer de l’archive et du document inédit. C’est le pain et le sel de son métier de défricheur du temps passé. Or les archives officielles ne peuvent être consultées que 30 à 50 ans après leur élaboration, selon la réglementation en vigueur dans chaque pays. Et, lorsqu’arrive le moment de leur déclassification, une bonne partie de ces archives n’est pas livrée au public, restant frappée du sceau de la confidentialité et du secret d’Etat. Par ailleurs, les conditions et l’atmosphère dans lesquelles baignait la recherche historique dans le Maroc des années 1970, décourageaient les chercheurs de s’intéresser à l’histoire contemporaine du pays, et davantage à celle du temps présent. D’ailleurs, les rares chercheurs qui osaient s’aventurer sur ce terrain semé d’embûches finissaient par renoncer à leurs projets et se rabattaient sur les périodes antérieures, c’est-à-dire d’avant 1912. Si l’accès aux archives officielles s’avère impossible dans la plupart des cas, l’accès à celles que détiennent certaines familles dont des membres ont servi le Makhzen avant 1912, n’est pas plus facile. Le chercheur qui frappe à leur porte est gentiment reçu, mais vite éconduit, sous le prétexte qu’il n’est pas en possession des documents demandés. J’ai moi-même vécu cette situation décourageante, au début des années 1970, lorsque j’ai entamé mes recherches sur l’élite politique marocaine au XIXe siècle.
Sur l’historiographie
Au Maroc, comme dans le reste des pays arabo-musulmans, les souverains avaient l’habitude de s’attacher les services de chroniqueurs et de lettrés pour consigner les hauts faits et gestes de leur règne. Naturellement, leurs écrits étaient dédiés essentiellement à la glorification du souverain régnant, passant sous silence tout ce qui risquait de ternir son image et sa réputation. Cependant, tout n’est pas sans intérêt dans ce qu’ils nous ont légué. L’historien y trouve, çà et là, des renseignements précieux. Il est certain que sans les écrits de ces chroniqueurs attitrés, bien des pans de l’histoire de notre pays seraient à jamais tombés dans l’oubli. Le meilleur exemple à cet égard, est l’œuvre de l’historien Moulay Abderrahmane Ibn Zidane (1878-1946), historiographe de la dynastie alaouite sous une partie du règne du roi Mohammed V.
Sous le règne de feu le roi Hassan II, il y avait bien un historiographe du royaume qui faisait son travail, en suivant au jour le jour les activités du souverain. Et ce, sans pour autant que les chercheurs et les étudiants fussent gênés en quoi que ce soit, ou empêchés de mener librement leurs recherches. Il n’y a qu’à se reporter aux catalogues de mémoires et de thèses soutenus depuis les années 1970, pour constater qu’à côté de l’histoire officielle, il y a bien une histoire « objective » qui s’élabore.
Autrement dit, rien n’interdit à l’historiographe du royaume, à la faveur de l’immense mouvement de démocratisation initié par Sa Majesté le roi Mohammed VI, et tout en continuant à faire son travail de mémoire et de témoin privilégié des activités royales, d’encourager la recherche savante en mettant à la disposition des chercheurs le plus d’archives possible. Il n’y a qu’à citer Inbi’at oumma (Emergence d’une nation) et la revue Al watha’iq, devenues au fil des années des sources incontournables pour les chercheurs qui s’intéressent à l’histoire contemporaine du Maroc.
Par Mustapha Chapi
Historien, spécialiste des élites politiques et de l’histoire militaire du Maroc du XIXe, ancien recteur de l’université Mohammed Ier d’Oujda, et secrétaire général de l’Association des auteurs marocains pour la publication