La notion d’Imarat al Mouminine, qui remonte aux premiers temps de l’islam, ne correspond pas à la réalité du Maroc contemporain et nécessite d’être revisitée.
Dans notre précédente tribune, intitulée « La religion dans le nouvel ordre politique », nous avons mis l’accent sur deux points qui ne vont pas l’un sans l’autre. Premièrement, il est essentiel que le pouvoir religieux soit contrôlé par l’autorité souveraine (l’Etat), dans un contexte de transition démocratique. Ensuite, il est tout aussi essentiel que cette autorité souveraine garantisse la liberté de penser et de croire. Cela étant posé, la question qui surgit est la suivante : la Commanderie des croyants, Imarat Al Mouminine, telle qu’elle est conçue et défendue de nos jours, permet-elle de jouer ce double rôle ? Peut-on attendre d’elle qu’elle produise les effets voulus : d’une part, neutraliser les extrémistes tentés par la violence au nom de la religion et, d’autre part, promouvoir les libertés et l’émancipation des citoyens ?
Commençons par souligner que les traductions françaises – Commandeur des croyants ou Prince des croyants – proposées pour l’expression Amir Al Mouminine ne sont pas pleinement satisfaisantes. Prenons « Prince des Croyants », par exemple : si cette expression traduit bien le sens littéral de la formule arabe, il ne rend pas compte de la profondeur historique qui y est attachée. Selon les historiens, le titre d’Amir Al Mouminine aurait été utilisé, pour la première fois, par le calife Omar Ibn Al Khattab. Celui-ci, peu satisfait du titre de Khalifat Khalifat Rasul Allah (calife1 du calife du Messager de Dieu) qu’on venait de lui attribuer, aurait opté pour Amir Al Mouminine. Ses contemporains virent dans ce choix une marque de modestie de la part de Omar. Mais ce choix implique plus que de la modestie. En effet, il introduit, avant la lettre, une forme de sécularisation de la fonction, dans la mesure où il ne s’agit plus de la succession du Prophète, mais simplement de la direction de la communauté des croyants. Ajoutons que le terme Amir, que l’on traduit aujourd’hui par « prince », ne signifiait pas à l’époque l’appartenance à une lignée royale ou princière. A l’origine, ce terme arabe voulait dire « chef » ou, plus précisément, « doyen d’une communauté d’individus égaux »2, reconnu comme tel grâce à sa vertu et à son antécédence dans la foi. Plus tard, lorsque le pouvoir échut à des monarques, le titre prit alors le sens d’une position conférant une autorité religieuse. Celle-ci venant s’ajouter au pouvoir séculier transmis de manière héréditaire. En quoi ce détour par l’histoire est-il pertinent ?
Un rempart contre l’extrémisme ?
Nous l’avons souligné précédemment, dans un pays en voie de démocratisation – pour peu que l’on veuille prendre en compte les impératifs d’un développement à la fois pacifique et émancipateur de la société – l’autorité souveraine doit garder le contrôle du pouvoir religieux et, en même temps, garantir la liberté de croire et de penser des citoyens. Il n’est donc pas difficile de comprendre pourquoi la Commanderie des croyants, sous sa forme actuelle, est brandie comme un bouclier pour contrer les extrémistes, ceux qui prétendent détenir la vérité absolue, et qui – s’imaginant être plus musulmans que les autres – entendent forcer la société tout entière à se conformer à leurs interprétations et à leurs usages. Au moment où l’islamisme semblait gagner du terrain et qu’il captait les frustrations populaires, on a pu penser qu’il fallait impérativement, pour faire contre-feu, proclamer l’autorité du chef de l’Etat en matière religieuse, affirmer sa légitimité à parler au nom de la religion, bref « occuper le terrain » investi par les islamistes. Ainsi, au cours des dernières décennies, les pouvoirs politiques en pays arabo-musulmans ont été de fait reconfigurés sous la pression du spectre de l’islamisme. Parant au plus pressé, ces pouvoirs ont déployé tous les moyens à leur disposition pour faire face au danger. La Commanderie des croyants est un exemple de ce type de réaction. En revanche, ils n’ont pas eu le souci de se poser en garants de la liberté de croire et de penser.
L’histoire des sociétés musulmanes nous montre que la contestation du pouvoir s’exprimant au moyen d’un langage religieux n’est pas nouvelle. Ibn Khaldoun a bien décrit le cycle politique dans lequel le pouvoir en place, remis en cause par un groupe dont la cohésion sociale est plus forte et mieux structurée, se voit éliminé. La contestation prenait alors souvent la forme d’un appel au retour à la norme religieuse et d’un accès de puritanisme à même de mobiliser la population. Dans cette dynamique, les pouvoirs établis, issus eux-mêmes de mouvements dogmatiques et puritains, n’hésitaient pas à s’attribuer l’autorité légitime en matière de religion. La religion a donc été utilisée, tant par le pouvoir en place que par la rébellion, comme instrument de mobilisation des masses en leur faveur, que ce soit pour revendiquer ou pour contester la légitimité du pouvoir. De ce fait, la Commanderie des croyants est devenue en quelque sorte la réponse du berger à la bergère, celle d’un pouvoir établi à des forces de contestation, les deux parlant le langage de la religion. Le procédé ne date donc pas d’aujourd’hui et tout se passe comme si le raisonnement qui continue à soutenir le recours à la Commanderie des croyants était « à mal ancien, remède ancien ». En fait, ces usages des traditions musulmanes sont nés dans des contextes où l’idée de démocratie n’avait pas encore émergé, ni même effleuré les esprits. Or les temps ont changé.
La parole est au peuple
Dans les conditions qui sont les nôtres à présent, continuer à donner à la Commanderie des croyants le même contenu, s’entêter à la charger du même poids théologique, n’est évidemment pas sans conséquences. La première de ces conséquences, et pas des moindres, est d’exposer le pouvoir à une contestation qui emprunte le même langage que lui et qui se réfère aux mêmes normes. Avec un avantage pour les forces d’opposition puisqu’elles ne sont pas suspectes d’avoir été corrompues par l’exercice du pouvoir. Ensuite, la légitimation par la religion est loin de faire l’unanimité dans nos sociétés. Pour les islamistes purs et durs, le pouvoir qui brandit un tel slogan usurpe une légitimité qu’il n’a pas, tandis que pour la jeunesse sécularisée (d’où proviennent les contestataires d’aujourd’hui), il ne peut s’agir que de manœuvres destinées à flouer la volonté populaire.
Les tenants de la conception qui confère à la Commanderie des Croyants un sens théologique semblent ignorer que notre époque n’a plus rien à voir avec l’histoire à laquelle ils se réfèrent. La contestation islamiste était un symptôme de frustration, quand celle-ci ne trouvait pas meilleur canal pour s’exprimer. Aujourd’hui cette frustration, qu’elle soit formulée dans le langage religieux ou séculier, remet en cause des pouvoirs qui persistent à imposer leur volonté et leurs modes de gouvernance au peuple, plutôt que de le servir et de répondre à ses attentes. Bref, et c’est l’évidence à laquelle il faut bien se rendre, la seule source de légitimité aujourd’hui est la volonté populaire. Si Commanderie des croyants il doit y avoir, elle ne peut valoir que si son contenu est neutre. Autrement dit, si elle est conçue de façon à assurer le service des actes religieux publics, à prévenir les emplois abusifs des symboles religieux, sans colporter de contenus moyenâgeux que rejettent de larges segments de la population.
1. Calife : au sens de successeur, de celui qui tient lieu de.
2. Primus inter pares, « le premier entre les égaux », selon l’expression latine.
Par Abdou Filali-Ansary