Albert Londres est un célèbre journaliste français inventeur du «grand reportage». En 1924, il se rend au Maroc sous Protectorat qu’il soupçonne d’abriter des bagnes militaires secrets. Il constate sur place que l’armée y torture ses propres soldats, ceux du «bat d’af» (Bataillon d’infanterie légère d’Afrique). Décrivant l’enfer, Albert Londres intitule son reportage «Dante n’avait rien vu»…
«Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie», aimait à prévenir Albert Londres. Une plume qui va se frotter aux plaies de l’armée coloniale française dans l’empire chérifien. Depuis l’annexion du Maroc en 1912, elle se permet d’y fonder des bagnes morbides, bien à l’opposé des valeurs prônés par sa «mission civilisatrice». Dans ces camps de travail où la notion de dignité humaine est piétinée au quotidien, aucun espoir n’est permis aux quelques milliers de soldats sanctionnés par leur hiérarchie. Isolé des foyers urbains où l’on vante la douceur de vivre à la marocaine, les quelques bagnes militaires disséminés à travers le pays, sont régis par la terreur instaurée par des sous officiers de l’armée. Les forçats du travail sont pour la plupart des soldats du «bat d’af»(Bataillon d’infanterie légère d’Afrique) connus pour être soumis à une discipline de fer, bien plus rigoureuse que les autres corps de l’armée française. Leur militarisation fait en général suite à une condamnation par un tribunal civil.
Albert Londres, brillant journaliste français, père du reportage moderne, vient à peine de dénoncer un autre sinistre bagne, celui de Cayenne. Fort du succès phénoménal de son article, il décide de prolonger ses enquêtes dans le milieu carcéral militaire. Soutenu par son journal «Le Petit Parisien», Albert Londres se lance au début de l’année 1924, à l’assaut des camps du Maghreb. Au Maroc, il fait escale dans le Rif, le Gharb, la Chaouïa et le Moyen Atlas. Grâce à sa plume brillante et incisive, le reporter révèle au grand jour des pratiques indignes du pays des droits de l’homme. Après publication de son travail dans le quotidien parisien, Londres rassemble l’ensemble de ses reportages dans un ouvrage qu’il nomme «Dante n’avait rien vu».
Des pratiques machiavéliques
Sa première visite est consacrée au bagne de Dar Bel Hemrit, ancêtre du pénitencier de Kénitra. Il y apprend d’abord que les voies de chemin de fer qui le longeait auparavant sont déviées. Une mesure qui confirme la volonté des autorités de cacher le sinistre bagne de la vue des curieux. Chez les «joyeux» (non donné aux militaires du «bat d’af»), le camp de Dar Bel Hemrit est de sinistre réputation.
Pour atteindre la section la moins inhumaine, les bagnards appelés également les pègres, n’hésitent pas à se mutiler les doigts de la main pour éviter les corvées sous des chaleurs écrasantes. Dans ses descriptions, Albert Londres fait état de pratiques machiavéliques : «Ils jetaient de l’eau à la figure d’un détenu immobilisé par les fers. Ils saupoudraient ensuite avec du sucre en poudre. C’était pour les mouches qui avaient bien mérité leur petit dessert». Si le journaliste ne se permet aucune autocensure, c’est parce que son objectif est de montrer au peuple français la face obscure de sa glorieuse armée coloniale. Durant son périple, il explore également les camps de Tafré Nidj (entre Meknès et Kénifra), de Sidi Moussah (à 12 km seulement de celui de Dar bel Hemrit), de Foum tegghet, ou encore Sidi Bouhalal. A chaque fois, les mêmes difficultés d’accès aux prisonniers, et surtout les mêmes pratiques dignes du Moyen Age sont racontées par Albert Londres. Il y décrit dans l’une d’elles le sort réservées aux pègres sanctionnés : «Les 8 Sénégalais accourent. On apporte les fers. Voilà l’homme immobilisé. Attend ! lui disent les six sergents. Avec de la braise, il est brûlé au nez et aux talons. Quant à la fourchette qu’ils lui introduisirent dans la bouche, les avis sont partagés. Les uns disent que c’était pour l’étrangler, d’autres, pour lui arracher les dents… Belles soirées au soleil couchant !». Albert Londres profite de la vitrine que lui offre «Le Petit Parisien» pour adresser une lettre ouverte au ministère de la Guerre, alors responsable des «biribi». Une commission d’enquête parlementaire sera nommée l’année suivante qui aboutira à la suppression du bagne militaire en 1925. Les derniers bataillons disciplinaires dans le monde ne disparaitront complètement qu’au début des années 1970…