En ces temps troubles où la cacophonie est devenue assourdissante, il est bon d’écouter les voix de l’apaisement. Zamane est allé chercher Egdar Morin. Philosophe, sociologue et anthropologue, l’homme confie sa foi et ses doutes sur nos sociétés malades.
Montesquieu a dit : « Mieux vaut s’abstenir de faire une chose qui serait bonne pour ma patrie et mauvaise pour l’humanité ». Quel sens donnez-vous à la parole d’un auteur que vous admirez et qui semble plus que jamais d’actualité ?
À l’époque de Montesquieu et jusqu’à récemment, cette formulation n’illustrait qu’un principe sans forcément avoir de vraies conséquences. La raison est imputable au fait que les peuples, les continents n’étaient pas aussi reliés qu’aujourd’hui. La mondialisation entraîne désormais une interdépendance de fait entre les êtres humains. J’appelle cela une «communauté de destin», car nous avons les mêmes problèmes vitaux qui sont aussi des problèmes mortels. La dégradation de la biosphère, la prolifération des armes nucléaires, la multiplication des fanatismes sont des exemples de cas qui nous concernent tous. Aujourd’hui, la notion d’humanité est devenue une réalité concrète. Malgré tout, cette phrase prononcée au XVIIIe siècle est symbolique d’une tradition de pensée à laquelle je me rattache. Montaigne avait dit antérieurement : «Tout homme est mon compatriote». J’adhère complètement à cette vision qui nous attache tous à un socle commun que je qualifie de «Terre patrie». Montaigne s’intéressait de près au sort des Indiens d’Amérique asservis et exploités par les colons européens. Dans son chapitre sur les cannibales, l’auteur explique que nous les appelons «barbares», car ils mangeaient leurs ennemis morts, tout en rappelant que nous faisions du mal aux vivants, ce qui est pire. C’est cette pensée dont je suis imprégné. Il disait aussi : «On appelle barbares les peuples d’autres civilisations», ce qui est toujours d’une brûlante actualité.
Aujourd’hui, le bien de l’humanité ne serait-il pas d’éviter de heurter les susceptibilités ?
J’estime qu’il est nécessaire d’assumer et d’affronter nos contradictions. Lors de la première publication des caricatures du Prophète en France, j’avais pris la pleine mesure de cette contradiction. D’un côté, je pense que la liberté d’expression est une valeur sacrée. En France, elle est encore plus spécifique. Elle est liée à la tradition laïque qui a toujours été imprégnée d’un anticléricalisme dans la lutte qui a longtemps opposé l’Église et la République jusqu’à ce que l’Église a été dessaisie de son immense pouvoir sur la société par la séparation avec l’État en 1905. Il y a eu du côté républicain une tradition de l’irrespect, dont Charlie Hebdo est un successeur.
D’un autre côté, il me semble nécessaire de ne pas offenser les gens dans leurs croyances les plus intimes et les plus profondes. Ce problème ne s’est pas posé uniquement envers les musulmans. En reprenant l’exemple des Amérindiens, qui se sont fait piétiner leurs croyances ou leurs espaces sacrés comme leurs cimetières, je me suis manifesté contre l’offense. Pour revenir à la contradiction entre liberté d’expression et offense du sacré, je ne prétends pas la surmonter. Je dis simplement que les journalistes devraient savoir se contrôler afin de respecter les croyances et de ne pas offenser autrui. Il y a encore quelque temps, les journalistes français étaient capables de taire la fille cachée du président Mitterrand ou encore la grave maladie de Georges Pompidou. Je regrette qu’aujourd’hui la presse se déchaîne sur tout, sans se poser de questions. Je ne dis pas qu’il faille imposer le silence. Je suis par exemple contre la Loi Gayssot (texte français adopté en 1990, rendu célèbre par la polémique suscitée sur la pénalisation des tentatives de révision de l’Histoire, en particulier celle de l’Holocauste, ndlr). Je rappelle dans le billet que j’ai récemment rédigé pour Le Monde mon point de vue tout en affichant mon écœurement et mon horreur par rapport aux attentats contre les dessinateurs de Charlie Hebdo.
Propos recueillis par Sami Lakmahri
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