En moins d’une semaine trois femmes ont été tuées au Maroc, non seulement on leur a ôté la vie, mais les têtes aussi. Deux femmes décapitées à Imlil, c’est un acte terroriste dit la police, un autre homme à Ifrane décapite une jeune femme ; la cause, selon la gendarmerie : elle a refusé de se donner à lui. Pour les deux premières femmes, la police parle de loups solitaires. Mais le trait commun entre les trois actes, c’est qu’ils étaient commis par des bergers, des personnes vivant avec les animaux ; a-t-on raison de parler de loups ? Ce n’est pas la première fois que cela se passe au Maroc, l’on a déjà parlé d’un autre cas à Mohammedia, la police a parlé d’un demeuré.
Je ne sais pas comment ils font la différence surtout quand il s’agit d’actes aussi barbares, actes cannibales. On dirait que les bergers en question ont adopté le reflexe du bétail qu’ils gardent. Ils ont perdu leur humanité. L’opinion publique a pratiquement oublié, mais la violence de cet acte a fait ressurgir en moi un souvenir, resté longtemps enfoui dans les plis de ma mémoire. Nous sommes au début des années soixantedix, face à la plage d’El Jadida, en surplombant les vestiges de l’ancien et mythique Casino de Mazagan, je regardais, en compagnie d’un rural venu rendre visite à ma famille, des jeunes filles jouant au volley-ball. Elles portaient des maillots deuxpièces ; la minceur n’était pas encore de rigueur, elles étaient alors, comme le voulait la mode de l’époque, d’un certain embonpoint avec des ventres légèrement bombés comme dans la peinture des Trois Grâces de Raphaël (l’Allégresse, l’Abondance et la Splendeur). Pendant que je regardais le ballon voler d’une main à l’autre, notre ami le rural était occupé à autre chose. Il me surprend alors par ce propos : «’Si j’avais un fouet, j’aurai lacéré la chair de ces filles, ou encore mieux un pistolet silencieux et paf… une balle directe dans la poitrine à gauche». Il parlait en accentuant ses propos avec des gestes. Je fus fortement secoué, dégoûté. À mon âge je ne comprenais pas pourquoi il pouvait en arriver là.
Il a fallu que j’étudie Freud et surtout Totem et Tabou, où le père de la psychanalyse démontre l’origine animale et donc carnivore de l’homme. Bien après lui, les biologistes ont découvert que le corps d’un mammifère soumis à l’abstinence (le jeûne par exemple), finit au bout de 12 heures par redevenir carnivore. Il redouble de férocité et d’agressivité. Ce qui explique peut-être l’abondance du sang pendant le ramadan !
Il paraît que les polices dans certains régimes politiques répressifs, soumettent les forces de l’ordre à une privation soutenue avant de les lancer contre des manifestants : manque de sommeil, déplacements inattendus, éloignement de leur famille… Ceci éveille en eux une pulsion carnassière. C’est le cas de nos bergers. L’abstinence, ou la privation à laquelle sont soumis les bergers et mon rural, est justement le résultat d’un changement social où ils ne trouvent plus leur place. La société où la femme était un bien parmi d’autres est en train de changer à grande vitesse, laissant les personnes de ce genre sur les trottoirs de l’histoire. Ils sont obligés de négocier leur nouveau statut érotique. Or, pour le faire, il faut accéder à la citoyenneté. Mais un citoyen, il faut le créer : l’éduquer, l’embarquer dans le changement de la société. On lui apprend à vivre avec les autres mais on lui apprend surtout à gérer sa nouvelle situation qui découle de sa nouvelle position érotique, où il ne lui est pas permis de disposer du corps d’autrui et par conséquent celui de la Femme. Or, même quand on les met à l’école, dans le système scolaire qui est le nôtre, ils en sortent souvent encore plus ignorants que quand ils y sont rentrés. Ils ne gardent que les haines véhiculées par les programmes scolaires contre l’étranger et les femmes, et la résonnance des prêches dans les médias. Le phénomène de tcharmil urbain est une autre image de ce retour à la barbarie. L’envie de voir le sang et de le faire couler.
N’est-ce pas le cannibalisme ?
Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane