Essayer de dresser le fidèle portrait de Abdelilah Benkirane, c’est partir à la recherche d’une éventuelle cohérence entre ses multiples facettes, entre sa fonction actuelle à la tête du gouvernement et son long parcours politique. Un exercice périlleux qui consiste à débusquer la personne derrière le personnage et à étayer le pourquoi d’une concordance ou d’un hiatus entre les deux. Abdelilah Benkirane n’est devenu un personnage public, continuellement exposé au regard des autres, que depuis qu’il préside aux destinées de l’Exécutif. Même s’il est le produit d’une volonté populaire exprimée par les urnes, son arrivée à ce stade de responsabilité n’était pas forcément au programme ; en tout cas, pas de façon aussi subite. Par deux fois au moins, la fièvre intégriste qui continue à souffler sur le monde arabe, et la folie terroriste qui lui colle assez souvent, ont atteint le Maroc : en 1994 avec l’attaque de l’Hôtel Atlas Asni à Marrakech et le 16 mai 2003 avec les attentats de Casablanca. Deux évènements qui sont plutôt de nature à maintenir l’islamisme politique loin du pouvoir et pour longtemps. Mais c’est le contraire qui s’est produit. Le contexte volatile avait évolué tellement vite que l’irruption d’un parti islamiste et son arrivée au gouvernement étaient désormais dans l’air du temps. A contrario, le mouvement contestataire du 20 février y a quelque peu contribué, sans le vouloir. Ce qui étonne encore plus, c’est la nature et le profil de l’homme qui devait conduire cette expérience inédite. Avec Abdelilalh Benkirane, les Marocains ont découvert une tout autre manière d’être chef de gouvernement, au point d’être souvent désarçonnés. Le parler, la gestuelle, la démarche intellectuelle et physique : tout était en rupture totale avec l’incarnation de la primature à l’ancienne, selon des canons non écrits, mais largement convenus. Le rapport au roi, un peu moins surfait que par le passé, n’y a pas échappé non plus. Cette façon d’assumer la fonction a fait grincer les dents dans le gotha politique traditionnel. On a beaucoup ergoté sur le ton direct, parfois abrupt, de Benkirane et sur quelques formules malheureuses de langage. Cela ne cadre pas avec le standing d’un chef de gouvernement, ce n’est pas digne de lui, murmure-t-on dans les couloirs du Parlement et les coursives des médias. Paradoxalement, ce type de rejet a plus servi qu’il n’a nui à l’image d’un Benkirane, celle d’un haut dignitaire de l’État qui puise dans un langage commun, sans connotation péjorative. Dans les joutes oratoires au Parlement, face aux attaques virulentes d’une opposition qui ne le ménage pas, il répond au coup par coup. Il est rodé et il a le sens de la répartie, quel que soit le sujet. Il joue le jeu de cette démocratie pluraliste qui l’a amené au pouvoir. Quand on lui fait prendre des décisions impopulaires, tel le démantèlement de la Caisse de compensation, à laquelle aucun gouvernement précédent n’a osé toucher, la stratégie qui se profile derrière est double : tirer profit de son capital de sympathie… tout en le mettant en porte-à-faux par rapport à ses électeurs. Il en est parfaitement conscient ; mais il y va, quand même. Chemin faisant, au gré des apartés et des confidences lâchées ici et là, il laisse entendre que les grandes orientations économiques, et les décisions stratégiques de son gouvernement sont définies ailleurs. Un « ailleurs » sous la forme d’un gouvernement-bis, un gouvernement de l’ombre dont plus personne n’ignore l’existence. Il apparaît ainsi comme un malheureux chef de gouvernement que l’on double « à l’insu de son plein gré », en le dépouillant de ses prérogatives et attributs constitutionnels. La victimisation est une autre corde que Benkirane manie avec une certaine dextérité. C’est à ce prix qu’il se maintient, estime-t-on chez les experts de la politique parallèle. Ce qui lui a permis de garder la confiance du roi qui l’a sauvé d’une tentative de mise en minorité, lorsque les ministres istiqlaliens ont quitté la majorité parlementaire et le gouvernement. Ceci dit, il ne s’agit là que d’une facette de Benkirane. Il y en une autre, liée au parcours qui lui a valu cette consécration. Membre de la Chabiba ittihadia au début des années 1970, Abdelilah Benkirane nous est venu de la gauche historique représentée par l’UNFP. Il était franchement antimonarchiste. Tout comme son ami Mohamed Sassi, actuellement catalogué nouvelle gauche, il pensait que les transformations radicales dont le Maroc a besoin passaient, obligatoirement, par un changement de régime politique. De ce socialisme pur et dur, le jeune Benkirane va faire le grand saut en rejoignant les rangs d’un islamisme politique pas du tout modéré. Celui de Chabiba islamiya. Comme quoi, une chabiba peut être le prélude à une autre, même si les deux paraissent antinomiques. La nouvelle enseigne politique de Benkirane est animée par Abdelkrim Moutiî, impliqué dans l’assassinat du leader socialiste Omar Bendjelloun. Aujourd’hui, Abdelilah Benkirane jure tous ses dieux qu’il n’a jamais été porteur d’un islam belliqueux, ni adepte de la violence intégriste. Comme d’habitude, on a plutôt tendance à le croire, malgré ses pérégrinations dans une mouvance islamiste de tous les risques, qui aurait pu mal finir pour lui. Par contre, on a souvent l’impression qu’il n’est jamais entré dans ses habits de chef du gouvernement, un peu comme s’il était constamment à côté de son étiquette officielle. Le roi lui a dit, avoue-t-il avec une note de fierté, de ne rien changer à sa façon d’être et de paraître.
YOUSSEF CHMIROU, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION