Il y a incontestablement, dans la saga de l’Occident, un texte qui fait foi, celui de Thucydide sur la guerre du Péloponnèse dans la Grèce antique. La guerre qui a opposé Athènes et Sparte a fini par épuiser les deux cités, mettre fin à leur impérium et clore la séquence des Cités-Etats. Raymond Aron réserve au récit de Thucydide une des analyses les plus incisives dans son livre «Dimensions de la conscience historique», par une appropriation transhistorique. La Première guerre mondiale serait un remake de la guerre du Péloponnèse. Elle mit fin au Magister des Etats-Nations et de l’impérium de l’Europe, tout comme le conflit inter-hellène mit fin aux Cités-Etats. On pourrait même extraire de ce texte classique une grammaire de la guerre. La guerre ne s’inscrit pas dans la logique des choses. Ni les Hellènes, ni les Européens n’ont voulu des deux guerres qui ont changé la face du monde, au détriment même des deux belligérants. Les va-t-en-guerre étaient mus plus par la passion que par la raison, ce qui les précipita dans le tragique. « Le caractère dramatique de l’Histoire, dit Aron, naît de la confrontation et du contraste entre les intentions et les faits accomplis ». Ce fut le cas pour la guerre 14-18. Le résultat est le même dans cet abysse entre les intentions et les faits, le déclassement historique. L’issue de trente ans de guerre fut la fin du modèle Cité-Etat, de la Grèce, de la civilisation antique. Même constat pour l’Europe. La guerre 14-18 déplaça le centre de gravité du monde en dehors de l’Europe. «La Grande guerre devient le type idéal de la lutte à mort dans laquelle se consument ensemble tous les belligérants. Quoi d’étonnant si nos contemporains, méditant sur l’Europe humiliée, inclinent à des comparaisons instructives et moroses», dit le très perspicace Aron.
On ne peut résister, en effet, à des comparaisons instructives et moroses, pas seulement pour l’Europe, mais aux frères ennemis, où qu’ils se trouvent, qui se laissent emporter par des dérives suicidaires, sciemment ou inconsciemment. Les deux grandes guerres n’ont pas été voulues. Elles eurent lieu pourtant, et du coup, les belligérants furent pris dans un engrenage qu’ils ne maîtrisaient point. La guerre s’internationalisa, ce qui compliqua les choses. L’issue, au-delà des petites victoires, ici et là, est la grande défaite, inéluctable, des belligérants qui «se sont épuisés en se combattant et n’ont pu se réconcilier que dans une commune servitude». Triste sort quand la victoire de l’un confine à la servitude de tous !
Dans une poudrière, on ne peut arguer de mesures de prévention ou de garde-fous pour repousser le spectre de la déflagration. Une étincelle et tout s’embrase. La logique de la guerre s’installe alors. La victoire ou la mort. La réalité est plutôt la victoire et la mort. Et quelle victoire, quand elle est synonyme de mort !
Dans cette belle analyse d’Aron, on apprend que les hommes font leur histoire, et ne sont pas de simples objets d’un déterminisme implacable ou d’une fatalité. Ils peuvent changer le cours des choses quand ils agissent à temps. C’est ce qu’Aron appelle le sens de l’histoire, car Aron récuse tout déterminisme, et réfère à l’intelligence des humains, comme il met en garde contre leur bêtise. Les hommes, emportés par leurs passions, « abusent de leur pouvoir et sont entraînés par leur volonté de puissance à se conduire en maîtres et non en guides et, par la suite, à éveiller l’amertume au lieu de retenir l’amitié ». Et de conclure : « C’est le cœur humain qui est à l’origine de ces bouleversements tragiques par lesquels les civilisations sont emportées». En effet. Faisons de la lecture de Thucydide ou, à défaut, d’Aron sur la guerre du Péloponnèse, plus accessible, bon usage. Tirons les enseignements de l’Histoire et du sens qu’on veut lui imprimer. Nous sommes à la croisée des chemins, et faisons en sorte que l’intelligence l’emporte sur la passion. L’issue est connue si la passion l’emporte : le tragique et le déclassement.
Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane