Le mot harâm est un qualificatif qu’on emploie très souvent aujourd’hui pour désigner quelque chose qui serait interdit. On attribue d’autant plus de force à cette interdiction que l’on pense qu’elle serait d’essence divine. Depuis quelques années, on assiste à une véritable surenchère. On semble être en présence d’une sorte de masochisme qui veut remodeler les relations sociales à travers une focalisation sur le religieux, qui serait censé occuper tous les instants de la vie et en restreindre les plaisirs les plus innocents. Comme en bien d’autres cas, le Coran est utilisé comme alibi pour justifier ces pratiques nouvelles. Elles s’affichent comme refondatrices et vont à l’encontre de l’islam traditionnel des générations précédentes. L’expression si familière du licite, halâl, et de l’illicite, harâm, que l’on entend si souvent aujourd’hui, apparaît une seule fois dans le Coran. Les fabricateurs insatiables d’interdits feraient bien de méditer ce passage : «La subsistance, rizq, que Dieu a fait descendre sur vous (pour vous permettre de vivre agréablement), vous en avez fait de l’illicite, harâm, et du licite, halâl ; est-ce Dieu qui vous l’a permis ou (vous êtes-vous autorisés) à l’inventer, taftarûn ?» (10, 59). Certes, le Coran contient quelques recommandations ou interdits alimentaires qui sont largement communs au monde sémitique antique. Ils se situent dans la continuité des textes bibliques antérieurs qui sont bien plus contraignants. Comparez par exemple, 2, 173 ou 16, 115 avec Deutéronome 14 ou Lévitique11. Il faut souligner à propos des interdictions alimentaires que si on se trouve dans une situation dangereuse pour sa survie, l’aliment interdit devient licite (6, 145). On ne doit en aucun cas s’exposer à la mort pour respecter un interdit. C’est donc vers un allégement des interdits que va le Coran et non vers une multiplication, à la manière de ce qui se pratique aujourd’hui. Les interdits multiples du judaïsme sont d’ailleurs présentés comme une punition divine dont ceux qui sont entrés dans l’alliance d’Allah sont dispensés, 6, 146. Ils échappent de la même manière aux pratiques de type magique des pasteurs nomades en vue de faire prospérer leurs troupeaux. Ils comportaient des interdits que le Coran dénonce (6, 136-140). Il faut remarquer par ailleurs que le qualificatif harâm recouvre un champ de signification qui est bien plus large que celui de l’interdit. L’expression al masdjid al-harâm, le lieu de prosternation harâm (nous ne traduisons pas pour le moment) est cité pas moins de 17 fois avec sa variante, bayt, la Demeure. Comme le confirme, 5, 97, c’est une manière de désigner La Kaaba. Le sens à donner n’est plus celui de l’interdit mais celui du lieu protégé (par Dieu) et qui se trouve donc «interdit d’accès» à tout élément hostile. La traduction courante par « mosquée sacrée » n’est pas du tout satisfaisante. Elle efface toute la force de l’image, celle d’un lieu protégé de façon tellement efficace par sa divinité protectrice que nul ne peut y pénétrer sans y avoir été autorisé. Le dernier sens qui reste à relever est celui des mois «protégés», al-ashhur al-hurum (9, 5), ceux durant lesquels, déjà avant l’islam, il était interdit de lancer une razzia ou de s’attaquer à quelqu’un pour régler une dette de sang. Le Coran témoigne là encore de son enracinement social en gardant intactes ces périodes de trêve qui rythmaient l’année, un mois, radjab, à l’équinoxe de printemps et trois mois successifs à l’équinoxe d’automne, c’est-à-dire au basculement des saisons. C’est en extrême fin de période, peu avant la mort de Muhammad, et par une décision politique que sera supprimé le mois supplémentaire, nasî’ (9, 37), qui était ajouté tous les trois ans pour stabiliser le calendrier.
Par Rachid Benzine