À l’horizon de la réforme du texte de la Moudawana, les traditionalistes, par la voix de certains sites d’information, se sont mis à publier ce qu’ils appellent des sondages sur le point de vue des Marocains sur ce sujet. Ils avancent des chiffres qui indiquent, selon eux, que 80% de la population marocaine s’oppose au changement de ce texte. Les questions concernent essentiellement la polygamie et le mariage des mineurs. Pour dire que la question du prétendu sondage a été bien ciblée. On tourne autour des thèmes (le sexe) qui préoccupent un certain nombre de Marocains.
L’étude, nous dit-on, a été réalisée par un centre de recherche sur la famille, les valeurs et la loi. Il s’agit d’un Centre de Recherche qui, apparemment, utilise des méthodes scientifiques de sondage, occidentales (car on n’en connaît pas d’autres pour le moment), mais qui pioche ses convictions dans la littérature des mouvances islamistes.
Comment peut-on obtenir une vérité soi-disant scientifique tout en étant obnubilé par une idéologie ? Quand on pose la question dans un sondage, c’est parce qu’on en ignore la réponse. Mais si on ne collecte que les réponses qui vont dans le même sens de nos croyances, il ne s’agit plus d’une enquête scientifique, mais d’une campagne de sensibilisation. L’épistémologie des sciences nous apprend que le savant doit laisser ses convictions à l’extérieur du laboratoire et ne considérer que la réalité.
Mais les chercheurs ou les enquêteurs de ce fameux centre auraient dû regarder une autre étude, que nous pouvons qualifier de sérieuse, vu l’institution qui l’a supervisée, et qui était publiée en février 2023. Cette étude précise que 59 % des Marocains sont favorables à l’application des valeurs de la modernité. L’étude en question a été réalisée à la demande du Parlement marocain. Ses résultats n’ont peut-être pas plu à la direction du centre des études de la famille : c’est pour cela que nous sentons la réplique idéologique qui couvre le souci scientifique.
D’un autre côté, a-t-on besoin que les Marocains se prononcent sur les questions de l’égalité des chances, l’égalité des sexes, les libertés individuelles et les droits civiques ? Ceci ne doit pas relever d’un débat politique car il s’agit de réparer une situation d’injustice qui devait être réglée par un décret. La constitution marocaine stipule, malgré les cadenas d’amendements cédés pour ménager les traditionalistes, que l’égalité entre les hommes et les femmes est une chose fondamentale que le Royaume, non seulement prend en charge, mais défend avec vigueur.
D’un autre côté, l’idée de demander aux Marocains s’ils veulent devenir libres est une aberration ; leur a-t-on demandé d’être esclaves ? En d’autres termes, quand on a institué ces lois, a-t-on demandé aux femmes ce qu’elles pensaient ? On pourrait pousser cette logique jusqu’au bout de son ridicule et demander s’il était possible à ce centre de demander un jour aux Marocains s’ils veulent demeurer musulmans ou embrasser une autre religion ?
On crie au scandale en alléguant que la famille marocaine est en danger ? Ne peuvent-ils pas faire un tour du côté des tribunaux pour avoir une idée sur le nombre de divorces prononcés chaque jour ? Ils peuvent aussi s’interroger sur les raisons de la dislocation de la famille. On peut leur fournir quelques éléments : la liberté et l’autonomie des femmes qui n’ont plus envie de vivre en esclavage alors qu’elles peuvent être mieux en vivant seules.
Moulay Ahmed Khamlichi, éminent savant en matière de la religion, et directeur de la Maison Hassania du Hadith, institution qui produit les oulémas qui parlent au nom de la religion, avait dit ceci en présence de Hassan II, lors d’une causerie religieuse : «Sire, si vous voulez sauver la famille dans notre société, il faut réparer l’injustice qui frappe les femmes. Elles sont citoyennes à part entière dans la Constitution, mais elles sont réduites à la moitié dans la Moudawana».
Par Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane