Figure incontournable dans la recherche sur l’histoire du Maroc, Daniel Rivet, aujourd’hui professeur émerite, se livre sans concessions dans nos colonnes. Il évoque le passé, mais revient aussi sur l’actualité d’un pays qu’il estime à la croisée des chemins.
Fortement marqué par son expérience de jeune agrégé enseignant à la Faculté des Lettres de Rabat de 1967 à 1970, Daniel Rivet travaille sur le passé du Maroc et du Maghreb, sans relâche et avec beaucoup de passion. Depuis sa thèse magistrale sur Lyautey et l’institution du Protectorat (1996), jusqu’à sa synthèse non moins magistrale sur l’histoire du Maroc (2012), Rivet élargit méthodiquement sa perspective. Il associe le « goût de l’archive » et de la narration avec une écriture sensible au détail signifiant du vécu collectif, et une analyse qui prend en compte les structures et tendances lourdes qui ne cessent d’imprégner l’évolution du Maroc. Dans cet entretien, Rivet croise passé et présent. Il revient sur la mémoire du Protectorat et pose quelques repères de comparatisme entre le Maroc et la Tunisie.
Comment interprétez-vous le nouvel engouement des Marocains pour leur histoire ?
Votre question me fait directement penser à un excellent article de l’historienne Lucette Valensi, paru il y a quelques années dans les Cahiers d’études africaines. Intitulé « Le roi chronophage », ce texte fait état de l’annexion de tout le passé récent marocain par la royauté. Il s’agit de l’accaparement du récit national qui, finalement, a pu être capturé essentiellement par le roi Hassan II. En étudiant les archives de la presse marocaine, l’historienne en a conclu que l’action de tous les acteurs nationaux de l’Indépendance, dont l’Istiqlal et l’Armée de libération nationale, s’est peu à peu effacée au profit de celle de Mohammed V. En définitive, le peuple s’est persuadé que la libération de son pays est l’œuvre unique de la monarchie. Pour les observateurs non impliqués dans l’histoire du Maroc, cette analyse est devenue une évidence. Bien que je ne sois pas vraiment au fait de l’actualité de l’historiographie marocaine, je constate que des sujets traités notamment par la revue Zamane concernent des épisodes occultés, tels que les affrontements entre le PDI et l’Istiqlal ou encore les évènements du Rif en 1959. Je me replonge moi-même dans ces récits mal connus à travers la rédaction d’un prochain livre consacré au seul militaire français qui a pris des risques au moment de l’Indépendance. Il s’agit d’Edouard Méric, dernier directeur de l’Intérieur. Cet homme a envoyé une circulaire exigeant qu’à la date du 2 mars 1956, tous les drapeaux tricolores soient baissés au profit de celui du Maroc. La suite est une affreuse cabale contre sa personne qui finit d’ailleurs par casser sa carrière prometteuse. Les archives que j’ai pu consulter à ce sujet montrent très clairement que le pays traverse, en 1955 et 1956, une grave période de troubles. Il me semble que les Marocains d’aujourd’hui sont de moins en moins dupes des réalités de pans entiers de leur histoire.
Vous êtes un spécialiste du protectorat, mais quel est votre perception de la période qui a précédé ?
Il me paraît que cette époque est marquée par un décalage flagrant entre, d’une part l’économie, et de l’autre, le politique et le culturel. À la fin du XIXe siècle, les commerçants influents de Fès, « Attoujar », possèdent déjà des connexions importantes à Londres qui est encore à cette époque le centre du monde économique. De riches familles marocaines commencent également à moderniser l’agriculture en devenant des exploitants agraires. La politique fiscale est également déjà codifiée. Le maréchal Lyautey dira d’ailleurs qu’il a trouvé un esprit capitaliste et un ordre économique bien établi au Maroc. Ce secteur semble donc en avance par rapport au reste de la société marocaine. De l’autre côté, la plupart des historiens marocains ont une tendance à amplifier l’idée d’une réelle émergence d’une culture politique dès 1906, date qui correspond à la publication d’une proposition de Constitution. Ainsi est née une certaine idée de « Al islah » (la réforme) qui serait apparue à cette époque. Cette notion, déjà bien présente à cette date en Tunisie et en Égypte, sous-entend une forme de sécularisation et de laïcité, que je pense alors inaccessible au Maroc. Il me semble que, comparativement, le pays avait au moins une génération de retard par rapport aux Tunisiens sur le plan de la culture politique.
Propos recueillis par M. Bouaziz, S. Lakmahri et M. Monjib
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