Le 5 juin, Il fut un temps où cette date anniversaire parlait à ma génération. Elle nous rappelait la grande défaite des armées arabes du Moyen-Orient face à celle d’Israël. Elle nous permettait, cette deuxième Nakba, appelée Naksa pour la différencier de celle de 1948, de parler de révolution arabe comme seule alternative à la faillite des Etats arabes «féodaux» et «petits-bourgeois» qui ne résistèrent pas une journée à la force de frappe israélienne, le 5 juin 1967.
L’Egypte était le centre du monde arabe. Celle de Nasser était le foyer du panarabisme. Elle chantait l’unité arabe, la dignité retrouvée après les humiliations des périodes coloniales. Mais la défaite du 5 juin 1967 était un traumatisme tellement profond et lourd que seule la réaction par le déni permettait de survivre. La jeunesse enflammée de l’époque a voulu croire qu’une conjoncture de défaite pourrait, par la force de l’idéologie, se transformer en un moment révolutionnaire. On disait alors que la défaite était celle des Etats réactionnaires et encore plus des Etats petits-bourgeois au modèle nassérien. Ce n’était pas celle du peuple, qui lui ne peut être que révolutionnaire ! Ma génération a ignoré les voix sages. Mais l’euphorie, qui a duré quand même une décennie, s’est estompée. Alors on a commencé à relire les sages que nous avions superbement ignorés. Pour moi c’était la redécouverte de Laroui et la grande découverte du penseur syrien Yacine El Hafez. Son livre La défaite et l’idéologie défaite est un chef-d’œuvre d’analyse et de clarté. Il pourfendait avec brio toutes nos illusions gauchistes. Avec cette prise de conscience, s’est enclenché un long processus de remise en cause, d’adéquation entre les données du réel et les représentations qu’on en fait. Au terme d’une série d’autocritiques, de réajustements et d’élaborations nouvelles, une frange de ma génération, et malheureusement une petite frange seulement, est arrivée à la conclusion que le problème central dans « nos » pays arabes n’est pas la Révolution, avec un grand R, mais simplement la citoyenneté avec un petit c. Aujourd’hui, l’Egypte est toujours pour nous Oummou Eddounia, centre du monde arabe, quoi qu’en disent mes amis amazighs. J’ai vécu ces deux dernières semaines à l’heure égyptienne. La Naksa du 5 juin 1967 n’était pas à l’ordre du jour. L’Egypte, celle des jeunes d’aujourd’hui, vivait une autre Naksa. La révolution du 25 janvier 2011 leur a été confisquée par les deux forces les plus organisées de l’Egypte : l’armée et les Frères musulmans.
Au deuxième tour des élections présidentielles, les Egyptiens n’avaient le choix qu’entre le candidat de l’armée, le général Ahmed Chafik, et celui des Frères, l’universitaire Mohamed Morsi. Une version militarisée ou islamisée de l’Etat. Que choisir ? La « peste » ou le « choléra » ? Les termes ne sont pas de moi, mais des Egyptiens eux-mêmes. Les chaînes télévisuelles et leurs sites Internet ont enchaîné les plateaux de discussions. Toutes les sensibilités ont participé aux débats, les musulmans, les coptes, les jeunes, les femmes, les libéraux, les militaires, les islamistes salafistes, les artistes, les parlementaires et les juristes magistrats. Tout se discutait. Comment en sommes-nous arrivés là, s’interrogeaient les Egyptiens. Les femmes, les coptes chrétiens, les jeunes du 25 janvier se demandaient qui des deux candidats serait le moins néfaste pour leur liberté. Le militarisme ou l’islamisme s’accommoderaient-ils d’une façon ou d’une autre avec le souffle de liberté qui a accompagné la chute de Moubarak ? À travers tous ces débats animés, mais non moins intéressants, des questions de fond étaient soulevées. En voici quelques-unes. Les jeunes et tous ceux qui ont initié la révolution du 25 janvier et qui aspiraient à asseoir les bases d’une société moderne où « la religion serait pour Dieu et la nation pour tous les citoyens », ces jeunes qui n’arrivaient pas à adopter une démarche politique commune, continueraient-ils à agir en dispersion, laissant à d’autres le soin de capitaliser les fruits d’une conjoncture exceptionnelle ?
Le lien de droit, fondement de toute société moderne, émanerait-il des mobilisations de masse et des rapports de force sur les places Tahrir, ou serait-il le fruit de consensus entre intelligentsias concurrentes mais partageant une certaine idée de la nation moderne ? L’Etat civil, la formulation arabe de l’Etat sécularisé, pour ne pas dire laïc, ne nécessiterait-il pas de cantonner la religion à l’espace privé, laissant l’espace public à la politique comme action civile ? Et dans ce cas, que faire de la « volonté populaire », exprimée par les urnes, qui a permis aux islamistes d’être majoritaires au parlement et d’arracher la présidence de la république ? Comment bâtir une autorité judiciaire véritablement indépendante de tout pouvoir ? En détruisant la structure judiciaire et juridictionnelle existante, ou en la réformant par à-coups ? J’avoue que j’étais impressionné par la densité des débats, la liberté de ton, la richesse des échanges, le professionnalisme des animateurs, notamment les deux femmes vedettes Mouna Chadli et Hala Serhane. L’Egypte nous a donné, lors de ces trois dernières semaines, sur ses places Tahrir et sur ses plateaux de débats, non seulement le spectacle d’un peuple vivant, mais l’image d’une société qui cherche, certes péniblement, à bâtir une citoyenneté originale. Quelle que soit l’issue du bras de fer engagé entre le Haut conseil de l’armée et la Jamaâ des Frères, elle ne serait qu’un épisode dans le processus sinueux de l’éclosion d’une modernité arabe.
Du 15 au 17 juin, deux colloques se sont tenus en même temps. L’un à Rabat, organisé à la Bibliothèque nationale par le GERM sur « Les nouvelles dynamiques en Méditerranée », l’autre à Casablanca, organisé à l’hôtel Royal El Mansour par la Fondation Zerktouni, sur « La mémoire maghrébine ». Lors des deux rencontres, le printemps maghrébin a été l’objet d’interrogations. Les débats, académiques à Rabat, feutrés à Casablanca, soulevaient les mêmes questions qu’en Egypte : pourquoi les aspirations profondes de nos sociétés à une citoyenneté moderne enfantent par les urnes des configurations politiques qui peuvent mettre en cause cette citoyenneté tant attendue ? Il semble que les mentalités sont enchaînées, souvent de bonne foi, par des peurs accumulées dans le long terme. Espérons que le temps de briser ces chaînes ne tardera pas trop.
Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de zamane