L’Occident a perdu sa centralité, mais a-t-il perdu de son influence ? Dans The Post-American World and the Rise of the West, un livre richement documenté et superbement écrit, le chroniquer Fareed Zakaria décortique les contours d’un monde de moins en moins occidental, mais fortement occidentalisé. Il y a certes une confusion des genres qu’il est bon de démêler : l’Occident ne veut pas dire forcément modernité. Dans le Moyen-âge, avec la chrétienté comme référent et l’Église comme ossature, l’Occident a bien existé, avec une trame culturelle commune, sans être forcément moderne. Il était moderne sans être humaniste : le cas du colonialisme. La modernité est une séquence dans la geste de l’Occident.
Certes, depuis le XVIIIe, il y avait adéquation entre l’Occident et la modernité. Mais malgré le rêve combien ensorceleur de Fukuyama, nous savons que l’Occident n’est plus le réceptacle des Lumières. Il est dans cette brume épistémologique où il a besoin de croire et devoir justifier les dogmes ou les chimères qu’il se crée, dont le plus important est la foi consumériste, avec comme panthéon l’Argent, un catéchisme dispensé par ses institutions financières, un clergé fait de technocrates, des apôtres dans les PR, des secrets d’alcôve avec les scandales financiers. L’absence de fin justifie chez l’homme « moderne » les moyens. Il est plus dans le process que dans l’essence. Le cynisme chez lui fait loi, en lieu et place de l’humanisme. C’est bon de connaître ces déviances, mais sans se détourner de l’essentiel. Malgré ce que d’aucuns appellent le bouleversement des hiérarchies, la grammaire de la modernité demeure occidentale. Que ce soit en Chine, en Inde, et bien sûr au Japon, les mouvements de pensée qui ont profondément affecté ces pays ont bien vu le jour en Europe. La Chine est toujours sous l’emprise de la pensée de Marx et les grandes figures de l’Inde, Gandhi autant que Nehru, malgré leurs accoutrements ou leurs titres, étaient des rejetons de l’Occident. C’est de Thoreau que Gandhi a titré sa philosophie de résistance pacifique et Nehru était plus le fils naturel de Cambridge que d’une quelconque Pagode. Peut-on être dans la mondialisation, stade suprême de la modernité, pour paraphraser Lénine, sans être au préalable moderne ? La réponse est non, sauf si on est riche comme pour les Émirats, ou on dispose d’un brin d’exotisme fort prisé et comptabilisé dans l’ordre mondialisé, avec comme corollaire une dualité sociale. Marrakech ou certains pans de la ville et de ses secteurs sont dans la mondialisation, tout comme des Resorts de Saint-Domingue. Mais ni le Maroc, ni Saint-Domingue ne le sont pour autant. La mondialisation, comme toute religion séculière, a des signes extérieurs, un véhicule linguistique (l’anglais), un organe de presse (Wall Street Journal ou The Financial Times), un mode de vie uniforme, qu’on soit à Bogota, Dubaï, Singapore ou Shanghai, et une certaine tournure d’esprit (busines oriented). Dans un monde globalisé, il n’y a d’issue que dans la globalisation. Mais il faut être au préalable moderne. Le sommes-nous ? Par certains aspects techniques, nous le sommes ; par certains de nos techniciens, indubitablement. Mais la raison chez nous n’est pas maîtresse, mais simple servante. Elle n’est pas la bienvenue dans certaines sphères où la superstition, la tradition règnent sans partage. Cioran disait que l’archaïsme était l’idolâtrie des origines. Par ricochet, nous pourrons dire que la modernité est la déconstruction, voire la désacralisation des commencements.
Résumons : il n’y a d’issue que dans la mondialisation qui a un véhicule linguistique : l’anglais, une inclination à la spécialisation, une tournure d’esprit où il faut délivrer un cynisme de bon aloi. C’est la religion des temps modernes. La modernisation telle qu’elle a été systématisée par Saint Simon, le concepteur du progrès et de l’humanisme, est certes la résultante de l’économie (il est le concepteur du management et le père spirituel des technocrates), mais assortie de l’éducation des masses. Dans le cas marocain, on a privilégié l’économie et on a mal posé le problème de l’éducation. L’Espagne autant que la Turquie, les deux cas sur lesquels nous ferons mieux de nous pencher, ont d’abord investi dans l’éducation. Celle-ci n’est pas accumulation de connaissances ou acquisition de techniques, mais une transformation. Cela veut dire de nouvelles règles qui régentent la société et qui se conforment aux deux grandes valeurs qui ont fait l’Occident : la liberté et la justice, avec comme perspective un Marocain nouveau qui a la tête sur les épaules et pas ailleurs. La langue française est un outil pour accéder à la modernité. Nous ne pouvons être dans la mondialisation sans être au préalable modernes. Quand nous rêvons que nous sommes en train de rêver, l’heure du réveil est proche, disait le poète allemand Novalis. Sommes-nous en train de rêver ? Et de quoi ?
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane