La crise diplomatique que le Maroc a traversé nous conduit à dresser un bilan qui paraît insuffisant. La politique extérieure du Royaume, chasse gardée du Palais, reste opaque. Comment fonctionne-t-elle et pourquoi est-elle souvent en difficulté ?
Les diplomates ne sont utiles que par beau temps. Dès qu’il pleut, ils se noient dans chaque goutte.» Cette citation du Général de Gaulle pourrait annoncer l’orage qui menace le ciel de la diplomatie marocaine. La plupart des diplomates du Royaume se plaignent, en coulisse, de la gestion politique des relations internationales. Dans un monde de plus en plus connecté, cette alerte a tout l’air d’un appel de détresse. Les récents rebondissements dans l’affaire du Sahara révèlent, aux yeux des Marocains, que l’action diplomatique de leurs représentants à l’étranger n’est pas rassurante. Dans ce domaine, rien n’est acquis, sûrement pas le soutien des « alliés » traditionnels, dont on nous assure qu’il est sans faille. Aucun spécialiste dans ce domaine n’a prévu, ni alerté de ce qui ressemble à un changement de cap qui a émergé au sein de l’administration Obama au point où les chancelleries marocaines du monde entier se retrouvent en ébullition et tentent, en une semaine, de rattraper les retards cumulés durant de longues années. Pourtant, dans une situation aussi complexe que ne l’est le dossier du Sahara, le Maroc est censé être à la pointe du combat diplomatique. A croire que les vieilles habitudes du règne précèdent sont toujours de mise. En effet, Hassan II ne se privait pas de réguler le champ politique interne via les nominations diplomatiques. Outre la forme contestable du corps diplomatique, le fond – à savoir les compétences – semble souffrir de graves insuffisances. Les incidents insolites, œuvres de certains ambassadeurs, confirment l’impératif que la diplomatie doit s’exercer par le biais de personnes qualifiées. De plus, un domaine aussi sensible, puisqu’il engage par définition des acteurs extérieurs, doit faire preuve de plus de cohérence institutionnelle. A l’heure de la nouvelle Constitution, il est important de définir clairement la responsabilité de chacun des acteurs de l’Etat pour trouver une ligne commune de la stratégie globale à adopter. Cette dernière est censée tenir compte des changements d’orientation dans la politique aussi bien des amis que des adversaires. Une flexibilité qui permettrait à la diplomatie marocaine de manœuvrer tant qu’il est encore temps. Le décryptage de ces questions est ici soumis au regard d’un expert étranger, l’Espagnol Bernabe Lopez Garcia, spécialiste du Maroc et à celui du chercheur marocain Abderrahmane Mekkaoui.
Voyez-vous une différence stratégique entre la diplomatie de Hassan II (qui souhaitait octroyer au Maroc une place de poids à l’international) et celle de Mohammed VI (qui semble privilégier la diplomatie à visée économique et financière) ?
Abderrahmane Mekkaoui : Bien entendu que la différence entre les deux règnes dans ce domaine existe, même si nous ne pouvons ignorer quelques similitudes dans la continuité et la pérennité des intérêts marocains. Feu Hassan II était un homme charismatique, formé à l’école du nationalisme, qui a évolué dans un monde marqué par la Guerre froide. Son défi diplomatique était celui d’un équilibriste car, même si les alliances étaient nouées avec l’Occident, il était important de ménager les partenaires du bloc de l’Est. De plus, Hassan II a toujours souhaité jouer un rôle de médiateur de certains conflits comme celui du Moyen-Orient. Je trouve que Mohammed VI procède à une gestion à l’échelle humaine. Il me paraît plus pragmatique, en donnant la priorité aux problèmes internes du Maroc. Le roi souhaite appliquer l’adage « Taza avant Gaza ». Quant à la diplomatie centrée sur l’aspect économique, le roi actuel règne à une période où le monde en fait sa priorité. Les centres décisionnels de la planète semblent glisser du côté des marchés et des multinationales.
Bernabe Lopez Garcia : Je crois que la différence la plus importante entre les politiques extérieures des deux monarques réside dans la nature et l’environnement international de leurs vécus respectifs. À cela, il faudrait ajouter les différences de personnalité, d’intérêt pour la politique et de conseillers de chaque roi. Dans un contexte de Guerre froide, le Maroc était un pion stratégique pour le camp occidental, un facteur intermédiaire de modération dans des conflits comme celui du Moyen-Orient. Dans le monde multipolaire de nos jours, le Maroc est un petit pays sans ressources stratégiques, qui a peu de poids sur la scène internationale, et cela est dû, en grande partie, à sa déficiente politique extérieure.
Depuis une dizaine d’année, les délégations marocaines semblent moins présentes lors des grands congrès internationaux. Ce constat est conforté par les rares déplacements du chef de l’Etat à l’étranger. Comment l’expliquer ?
B.L.G. : L’absence du Maroc dans certains forums internationaux est une réalité dérivée de la perte de poids politique à l’échelle internationale. Celle du roi, elle s’expliquerait par le fait qu’il ne semble pas s’y sentir à l’aise. Il est temps de délier la politique extérieure du domaine réservé et d’accorder une véritable responsabilité et autonomie de gestion aux forces politiques gouvernantes, aussi bien dans le domaine extérieur que dans les autres sphères de la politique. Il manque une définition claire de la politique extérieure, car il n’y a pas de vrai débat entre les forces politiques. Subordonner toute l’action extérieure à la défense de la cause nationale, sans mettre en cause les erreurs commises dans la gestion de ce dossier, peut provoquer très facilement des crises comme celle que nous venons de vivre.
A.M. : Le roi Mohammed VI est un homme pragmatique. Il ne semble pas croire à l’efficacité des sommets et des rencontres à l’échelle internationale. Ce genre de manifestations est souvent critiqué par le monarque dans ses discours officiels. Néanmoins, il mise sur la gestion discrète des contacts avec les pays amis et ennemis du Maroc. Le bilan de cette stratégie a tout de même été efficace puisque depuis une dizaine d’années, les pays sympathisants avec la RASD sont de moins en moins nombreux, alors qu’ils étaient environ 80 sous l’ère de Hassan II.
Quels sont les atouts actuels de la diplomatie marocaine qui lui permettent encore de défendre les intérêts du pays ?
A.M. : Le Maroc dispose à mon sens de plusieurs atouts non utilisés. D’abord le Royaume possède une place géostratégique de choix. Ensuite, nous pouvons mobiliser les hommes d’affaires, véritables fer de lance de l’économie libérale en Afrique et plus globalement dans les pays émergents. Nous pouvons également évoquer l’importante communauté marocaine à l’étranger, pesant plus de 6 millions d’individus et qui compte des jeunes dynamiques et bien intégrés. La synergie de toutes ces potentialités devrait permettre au Maroc d’être immunisé contre les trois pays qui lui sont le plus hostiles, à savoir l’Algérie, l’Afrique du Sud et dans une moindre mesure l’Espagne. Nous pouvons également souligner le comportement exemplaire du Maroc par le passé, qui ne s’est pas laissé tenter par le soutien des régions séparatistes espagnoles comme la Catalogne ou les îles Canaries. Idem pour les problèmes de ce type en Algérie, qui n’ont souffert d’aucune ingérence du côté marocain.
B.L.G. : Je pense qu’on doit profiter du statut avancé accordé par l’Union Européenne et de le faire fructifier surtout auprès de deux pays importants pour le Maroc : la France et l’Espagne. Cependant pour y aboutir, il est impératif de faire des changements internes qui puissent crédibiliser le pays, aussi bien chez les investisseurs étrangers, qu’aux yeux des citoyens marocains, qui manquent de confiance dans l’efficacité de leur système politique. La meilleure manière de défendre les intérêts du pays est de créer un véritable Etat de droit dans toutes et chacune des régions du pays.
Comment expliquer la présence remarquée de Taïeb Fassi Fihri (conseiller royal et ancien ministre des Affaires étrangères) dans la gestion des affaires diplomatiques en parallèle des actions menées par le ministre Saâd Eddine El Othmani ? Ce dédoublement est–il cohérent ?
A.M. : Taïeb Fassi Fihri est, comme vous le rappelez, Conseiller du roi. Il n’est qu’une courroie de transmission entre le cabinet royal et le gouvernement. A ce titre, il n’a aucune autorité politique ni juridique sur le ministre. Je n’y vois donc aucun dédoublement ou incohérence. Si vous faites allusion à la visite d’Hillary Clinton (l’ancienne Secrétaire d’Etat américaine a d’abord été reçue par le conseiller lors de sa venue au Maroc, en février 2012, avant de s’entretenir avec le ministre des Affaires étrangères, ndlr), le conseiller ne fait à ce moment que remplir sa mission de délégué du roi. Cela s’inscrit dans le registre de ses compétences et prérogatives.
B.L.G. : Ce dédoublement dans la gestion des Affaires étrangères est une erreur, à mon avis. C’est d’ailleurs une fiction, car les décisions sont prises uniquement au sommet du pouvoir, là où la reddition des comptes n’est pas la règle. Des exemples de grossières erreurs, dont les responsables sont restés impunis et qui ont coûté cher à l’image du Maroc à l’extérieur, comme l’expulsion d’Aminatou Haidar, le démantèlement intempestif du camp de Gdeim Izik ou le désaveu du rôle de Christopher Ross, ne manquent malheureusement pas. Lors de la récente crise avec les Etats-Unis, le Maroc croit avoir eu une victoire avec le retrait de la proposition américaine mais, au lieu de cette crise de panique nationale, il n’aurait pas été plus logique de reconnaître les violations continuelles des droits de l’Homme au Sahara, de les corriger et d’éviter de se faire un nouvel ennemi ? Encore trois ans de politique Obama-Kerry devant nous, le Maroc peut-il perdre son grand allié ?
Le fait que le Maroc entretienne des relations pour le moins complexes avec les pays qui lui sont limitrophes est-il un signe d’une défaillance diplomatique, ou cela s’explique-t-il par une mauvaise conjoncture et par des gouvernements hostiles au Royaume?
A.M. : Les problèmes avec nos voisins sont le résultat d’antécédents historiques. Avec l’Algérie, les premiers différends remontent à l’embryon nationaliste au temps des Ottomans, qui avait besoin de se trouver un ennemi pour consolider sa position. Depuis, la Guerre des Sables a été l’apogée de cette adversité qui persiste aujourd’hui à travers le dossier du Sahara. L’Espagne garde malheureusement une forte nostalgie coloniale qui se traduit par la peur de ses voisins du sud. Les ibériques optent donc pour la stratégie offensive qui semble les rassurer. Enfin, je pense que les dernières tensions avec la Mauritanie ne sont le fruit que d’un malentendu. Les relations sont apaisées depuis.
B.L.G. : Je crois qu’il existe au Maroc une certaine obsession, presque paranoïaque, dirais-je, en ce qui concerne les rapports avec ses voisins, une certaine tendance à culpabiliser ces derniers des maux du pays. Avec l’Espagne, on passe de l’amour à la haine quand simplement les médias ou l’opinion publique s’expriment sur la question du Sahara en émettant un avis différent de celui des Marocains. C’est alors que les médias marocains, instrumentalisés, déchargent contre tout le pays une phobie presque irrationnelle. Les contentieux existent, ils sont réels, mais on ne peut subordonner tous les rapports de voisinage à la résolution immédiate de ceux-là. Leur tempo est plus lent. Il y a aussi une part de responsabilité marocaine dans la mésentente avec les voisins. A-t-on jamais fait une autocritique à ce propos ?
Pensez-vous qu’avec les années, le « lobby » marocain est moins efficace aux Etats-Unis et à l’ONU au détriment du « lobby » algérien et du Polisario ?
A.M. : Aux Etats-Unis, notre stratégie diplomatique est erronée. Nous avons misé sur des personnes physiques, c’est-à-dire des « noms » connus qui peuvent être influents comme celui de Hillary Clinton. Le problème est que les personnes viennent et s’en vont . La preuve avec cette même Clinton qui aujourd’hui n’occupe plus de poste à responsabilité. Nous avons largement négligé de tisser des liens avec des organisations, qui, elles, sont là pour durer dans le temps. Cette option est celle choisie par les Algériens qui ne se sont pas privés de s’introduire dans les cercles américains puissants comme celui des armes ou du pétrole. Il est vrai que notre voisin a bien plus de facilités dans ce domaine puisque leurs intérêts sont solidement liés à ces mêmes lobbys. Autre absence de vision de notre part : notre négligence à l’égard des communautés qui font aujourd’hui la force de frappe électorale aux Etats-Unis, à savoir les Afro-Américains et les Latino-Américains. Nous n’accordons pas encore l’importance nécessaire à l’étude sociologique des sociétés qui pèsent dans ce monde. A l’ONU, l’Algérie et l’Afrique du Sud ont soutenu l’élection de Ban Ki Moon, réputé hostile au Maroc.
B.L.G. : Je pense qu’il ne s’agit pas de lobbys ni de marketing, mais de mener une politique cohérente et transparente afin de s’attirer la population sahraouie, qui pour l’instant est majoritairement contre la mauvaise gestion du Maroc, comme j’ai eu l’occasion de le constater moi-même, lors d’un voyage à Laâyoune, Smara et Dakhla en 2011. Je me remets à ce que Bachir Edkhil et Abdelmajid Belghazal disaient dans ces mêmes pages de Zamane ( Numéro 28) à propos de l’échec dans la gestion du sujet tout au long de ces années et du besoin d’une véritable démocratie dans la région. Une sentence juste – qui n’a pas eu lieu – dans le procès militaire des 24 militants sahraouis, aurait davantage favorisé la cause nationale, bien plus que tous les lobbys à Washington.
Par Sami Lakmahri