Rarement un homme aura autant focalisé l’attention, mobilisé les esprits et suscité les fantasmes qui recoupent la réalité politique. Driss Basri est de ceux qui ont effectivement marqué l’une des périodes les plus dures du Maroc post-Protectorat, sous le long règne de Hassan II. Son statut de civil, après des militaires comme les généraux Oufkir et Dlimi, n’enlève en rien de son poids et de sa prééminence sur la scène politique. A tel point que son nom est devenu une sorte de générique personnalisateur d’une tranche d’histoire qui englobe une bonne partie de ce qu’il est convenu d’appeler les années de plomb, de triste mémoire. Sa promotion rapide n’a d’égal que son omnipotence et sa présence permanente dans les médias officiels, au firmament d’une chevauchée fantastique.
Les militants de l’UNEM (Union marocaine des étudiants du Maroc), dans les années 1960 et 1970, se souviennent d’un jeune officier des RG (Renseignements généraux) qui avait dans son viseur de fonction le mouvement étudiant tel qu’il était traversé par un ensemble de courants contestataires. Un laboratoire providentiel d’observation et d’auto-formation, in-vivo pour un Basri à l’ambition dévorante. Il ne s’est pas privé de se faire la main sur ce microsome socio-politique en ébullition. Il ne s’y est pas fait que des ennemis irréductibles. Il y a même noué des relations d’obligations porteuses avec de futurs personnages bien en vue de la classe politique. Les deux tentatives de putschs militaires ; 1971, 1972 ; lui serviront de rampe de lancement. Il avait compris que l’heure de sa propulsion vers les sommets du pouvoir avait sonné et qu’il ne fallait pas la rater. Il s’y est employé, avec un pragmatisme redoutable digne du « Prince de Machiavel ». Secrétaire d’Etat à l’Intérieur, sous la houlette de Mohamed Benhima, en 1974 ; il est ministre de plein grade du même département à partir de 1979. Commence alors l’ère Basri.
Sa disponibilité sous tous les temps, en tous lieux et surtout sur tous les sujets, permettra à Hassan II de régner totalement, sans avoir l’air de gouverner directement. Le cambouis, c’était pour Driss Basri. Il ne demandait pas mieux. Il est vrai que les morts ont bon dos et qu’on peut leur faire endosser bien des choses, dès lors qu’ils ne sont plus-là pour se défendre. Il n’empêche. Driss Basri avait le plumage et le ramage des besognes qui lui étaient commandées. Pour preuve, la longue file d’actes de répressions massives contre les soulèvements populaires et les grèves syndicales, en avril 1979, juin 1981, janvier 1984 et décembre 1990, pour ne citer que ceux-là ; avec leurs lots de morts et de fosses communes ; lui sont volontiers imputés. A chaque fois, Driss Basri donnait l’impression d’y aller sans états d’âme. Il s’était également distingué par la « campagne d’assainissement » à la louche, en 1995-96, avec pour point de mire des chefs d’entreprises globalement et expéditivement jugés fraudeurs, sans l’ombre d’une présomption d’innocence. Ainsi fonctionnait Si Driss. Il en avait l’art, même si c’était souvent tant pis pour la manière.
Ses origines et son allure paysannes dénotaient avec l’étiquette et le cérémonial du palais royal. Cela ne l’a pas empêché de devenir une figure emblématique du sérail monarchique. Tout au long de ses nombreuses années de ministère absolu, Driss Basri élargira, à n’en plus finir, les prérogatives de l’Intérieur, quitte à s’arroger celles des autres compartiments du gouvernement. A partir d’une compétence originale axée sur l’administration du territoire, l’Intérieur deviendra cet ogre tentaculaire qui régente tout ce qui bouge dans le royaume. Avec une préférence particulière pour l’activité politique et le monde des affaires. Il développe une véritable ingénierie électorale à même de produire de faux élus et de façonner les contours de la carte politique du pays. Sous l’impulsion d’urnes intelligentes, « la démocratie dirigée » ; taillée sur les coins, pour arrondir les angles ; était née. Quant au peuple électeur, il n’était pas estimé suffisamment mûr pour être livré à sa seule lanterne de discernement jugée trop aléatoire. Driss Basri a cultivé et entretenu un feeling de communication réglé au phonème près, avec Hassan II. Il va au devant des désirs du monarque dont il sera l’homme de confiance sans partage. Un exemple des plus illustratifs ; lors de l’échec de la première ébauche de l’alternance à l’Exécutif, début 1994 à cause de Driss Basri, le cabinet royal a publié un communiqué où le super ministre est considéré comme une institution incontestable et incontournable dans l’architecture du pouvoir monarchique. C’est donc un juste titre qu’il sera perçu par une classe politique qui a eu les attitudes les plus ambiguës à son égard. Sous Hassan II, on savait quoi faire faire à Driss Basri. Sous Mohammed VI, il était devenu si encombrant qu’on ne savait plus quoi en faire. Son limogeage, le 9 novembre 1999, a été reçu comme un signe hautement symbolique du nouveau règne.
YOUSSEF CHMIROU
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION