Des événements qui relèvent de la calamité naturelle ont fait récemment l’objet de commentaires qui ne peuvent qu’interpeller tout observateur intéressé par les discours qui circulent dans notre société. Un imam officiant dans une mosquée de la ville de Salé a profité de son prêche hebdomadaire pour affirmer que le tremblement de terre qui a touché le littoral méditerranéen à Al Hoceïma, Imzouren, Nador et Melilia représente en fait un avertissement divin aux Rifains, coupables de trafic de drogues et autres comportements illicites. Ce discours a été dénoncé par des activistes locaux sur les réseaux sociaux, on a crié à la provocation et certains ont même menacé de poursuivre l’imam en justice. Pour désamorcer cette polémique qui commençait à s’amplifier, le ministère de tutelle adressa à l’intéressé une demande d’explication et finit par le démettre de sa fonction. Cette décision a suscité des réactions diverses, les unes défendant l’imam, d’autres l’accusant d’aller au-delà de ses compétences.
Intervenant au début du mois de février 2016 devant la Chambre des représentants, dans une séance de questions orales relatives aux politiques publiques, et avant de présenter les mesures prévues pour limiter les effets du retard des pluies, le Chef du gouvernement dit d’abord que lorsque la pluie tarde, nous avons peur pour nos cultures, nos fruits, nos hommes, nos femmes, notre bétail, nos villages et nos villes. Jamais personne ne pourra remettre en cause la primauté du secteur agricole au Maroc. Ensuite, le responsable gouvernemental a affirmé que la pluie n’est pas seulement un besoin économique, elle est aussi un besoin psychologique, car elle permet aux Marocains de mesurer le degré de la bénédiction dont Allah fait preuve à leur égard. Lorsque la pluie est là, ils sont gagnés par l’optimisme, et lorsqu’elle fait défaut, ils prennent peur.
Ces déclarations nous ramènent à l’histoire culturelle des crises démographiques et des catastrophes naturelles. D’un côté, le prêche du vendredi a toujours joué le rôle de canal de diffusion de la culture théologique dans un milieu dominé par la culture orale. Et d’un autre côté, les deux cultures ont toujours interprété les calamités naturelles par une rhétorique qui tourne autour du thème de l’auto-culpabilisation. La calamité sanctionne la déviance de la communauté ou du pouvoir. Elle est aussi, par moments, une préfiguration de la fin du monde, ce qui implique pour tout un chacun la nécessité d’évaluer ses péchés en vue du Jugement dernier. On retrouve des positions similaires dans d’autres cultures, comme la chrétienté médiévale, à travers l’étude désormais classique de Jean Delumeau sur La peur en Occident.
Dans les événements que nous avons évoqués plus haut, nous décelons de l’ancien et du nouveau. Cela rappelle notamment les commentaires des milieux islamistes voyant dans le tsunami qui a frappé l’Asie du Sud-Est en 2004 une conséquence de la colère divine punissant la pédophilie et le tourisme sexuel. Ceci dit, il y a de nouvelles formes d’interaction entre la sphère du culte et celle du débat public. Mais ce qui frappe surtout dans les médias et la communication de masse, c’est qu’à côté du discours de la polémique, il y a un grand absent, à savoir le discours de la connaissance scientifique. La météorologie et le séisme font surtout l’objet de bulletins d’information laconiques. Or, l’histoire des calamités est devenue un véritable champ scientifique dont les fruits devraient instruire la société à plus d’un titre. Citons par exemple les deux recherches que Touria El Mrabet a réunies dans son livre Les Grands tremblements de terre dans la région maghrébine et leurs conséquences sur l’homme et son milieu (en arabe, 2005), ou encore l’ouvrage collectif Famines et épidémies dans l’Histoire du Maroc, coordonné par B. Bouhadi et B. Raouyane et publié par l’Association Marocaine pour la Recherche Historique (2004). Ces travaux permettent de constater que les calamités ont constitué, chez nous et ailleurs, une constante qui a marqué l’histoire économique et démographique, avec la prédominance d’une « démographie d’Ancien régime » et une évolution sensible depuis l’époque du Protectorat.
L’absence de ces travaux dans le débat public en dit long sur le rapport entre l’université et la société, marqué par le cloisonnement et la désarticulation, ce qui contribue à maintenir la société dans une inculture diffuse, porteuse de tous les extrémismes.
Par Abdelahad Sebti, conseiller scientifique de Zamane