Pour faire léger, par rapport à un questionnement fondamental, rien de mieux que d’invoquer la musique qui, paraît-il, adoucit les mœurs, mœurs politiques comprises. La chanson de Abdelhalim Hafid est, à ce titre, tout indiquée. « Je suis venu de je ne sais d’où, mais je suis là », dit-il du fond de ses cordes vocales communément courues dans un espace culturel à dominante arabophone. D’où venons-nous, voilà une interrogation pleine d’angoisse au rétroviseur de l’histoire. Une auto-interpellation, aux allures de colle, qui devrait être essentielle pour nous situer par rapport à notre passé tel qu’il est conjugué au présent de l’indicatif. Nous ne serions alors que les héritiers de ce que nos aïeuls ont été, au fil d’un temps historique de longue durée. À ce titre, nous aurions été quasi-définitivement formatés à l’avance sans autre forme d’évolution et envers et contre d’éventuels éléments additifs à notre process de réflexion et de manière d’être.
Une hypothèse non évolutionniste que notre Conseiller Scientifique, Hassan Aourid, réfute dans sa contribution au dossier de ce numéro double qui s’articule autour d’un «qui sommes-nous» très interrogateur. Cette question, estime-t-il, est loin d’être «superflue». Et pour cause, elle fait d’emblée sursauter, comme une mise en doute irrecevable, voire provocatrice au regard de nos convictions sur nos origines ethnoculturelles. En somme, un signe distinctif à arborer en médaillon. Quelles que soient la tournure et la disponibilité mentale du récepteur, on est loin d’une posture cartésienne fondée sur un raisonnement et une réaction réfléchis. On est plutôt sous le règne de l’émotion et d’un quant-à-soi hypertrophié.
Plus on prolonge le débat autour de ce thème, plus on bascule vers d’autres concepts toujours un peu plus exclusifs et plus dangereux à manier. À titre d’exemple, la marocanité. De quoi est-elle constituée cette marocanité qui nous unirait tout autant que nous sommes, dans notre pluralité historique ? Car voilà une notion absolument fourre-tout où chacun y va de sa conviction épidermique. Le triptyque «Dieu, la Patrie, le Roi» fait fonction. Il est l’expression vocale de ce que nous sommes. La note terminale de l’hymne national. Ainsi en a été décidé dans les années d’affrontements avec l’autorité coloniale. Ainsi soit-il. Ce n’est pas pour autant que les débats soient clos. Reste à savoir dans quel registre doctrinal, dans quel véhicule linguistique et quelle expression culturelle allons-nous décliner ce qui nous unit le plus en tant que produit de notre histoire. Dans l’espace entériné d’un islam sunnite-malékite prédominant, il y a toujours eu une place pour une minorité hébraïque séculaire et agissante. En fait, le côté religieux n’a jamais empêché un certain degré de vivre-ensemble ; pas plus que l’institution monarchique dans cette équation à trois variables. L’élément patrie reste le socle d’un sentiment d’appartenance à la même communauté humaine. Il n’y a pas plus solide que cette dernière filiation, car elle suppose l’adhésion à un territoire.
Il a été souvent dit que le territoire marocain était attractif, depuis le temps où le Maroc était désigné comme le chouchou de l’empire colonial français, par-delà les guerres d’opposition frontale. Quitte à enfoncer des portes ouvertes, il faut bien rappeler que le territoire a toujours été considéré comme l’axe central d’une existence nationale autour d’un État-nation à l’autorité et la crédibilité fluctuantes. Synonyme de patrie, le territoire est devenu, à juste titre, un élément identitaire non négociable. À ce niveau, toute faiblesse de positionnement ou de reniement est assimilée à une trahison caractérisée. Le mot est lâché, «identité». Autant il exprime une sorte d’instinct grégaire d’appartenance à un groupe humain, autant il peut être un alibi ravageur pour les exclusions et les transgressions les plus néfastes.
Si l’on ne prend garde, la recherche éperdue d’une identité unique, à nulle autre pareille, peut conduire à la notion de pureté de la race. Une race forcément supérieure aux autres. C’est précisément ce qu’on a vécu au milieu du siècle dernier où les communautés ethniques affirmées, ou juste un peu visibles, ont été exterminées. Un peu partout à travers le monde, le populisme politique en a toujours constitué un terreau favorable.
Le Maroc a pris le chemin inverse. Bien lui en a pris.